Chapitre 12 : Viktor, fils de Léo, évoque l’affaire avec son père.

Je rentrai de la fac vers 16:00 ce jour-là et rejoignis Papa dans son antre. J’avais des copies à corriger. J’avais vu son scooter dans le jardin et m’étais étonné qu’il soit déjà rentré du boulot. Je le trouvai à sa table. Derrière lui, le mur habillé de plaques de liège était recouvert de post-it et feuilles de papier imprimées qu’il y avait épinglées. Il fut surpris de me voir débarquer et je sentis son embarras. Il se retourna vers son tableau, ce qui attira immédiatement mon regard. Y figuraient des photos d’Indiens d’Amérique, des reproductions de lithographies représentant des soldats en uniforme rouge, le portrait agrandi de Maxime de Hautecour entouré des deux nombre 39 et 68, une carte du continent nord-américain et un mot qui ne pouvait que me faire sursauter : « CONJECTURES ». Plus loin un autre nombre à six chiffres mais pas d’unités. Était-ce des euros ? Je ne pus le deviner. Mais il n’y avait aucune photo de tableaux de maîtres. Je compris qu’il m’avait raconté des bobards lorsqu’il m’avait dit qu’il travaillait sur une affaire de tableaux volés quelques jours auparavant. Il devait avoir ses raisons et la raison d’État ne se discutait pas dans la famille. Papa m’avait élevé dans le respect de ses secrets en m’apprenant dès que j’eus cinq ans à ne pas poser de questions sur ses enquêtes sans y être invité. Lui pouvait m’en poser mais pas moi, c’était la règle que j’avais acceptée. Je fis comme si de rien n’était.

— Salut ! Lui lançai-je. Tout va bien ?

— Euh… oui et non comme tu vois. C’est un grand foutoir.

Je posai le doigt sur la photo de Hautecour.

— Je vois que finalement tu n’as pas sorti de Hautecour de ton affaire… Il est mouillé ?

Il me fixa de ce regard qui voulait dire « Question indiscrète ! », mais il me fit :

— Non, je le garde finalement. Je ne sais pas encore s’il est auteur, complice, victime ou témoin. En tous les cas, c’est bien pour cette affaire qu’il a été entendu…

Je sentis au ton de sa voix qu’il ne croyait pas un mot de ce qu’il venait de dire. Je pointai le mot CONJECTURES et lui demandai :

— Tu as trouvé autre chose sur Hautecour ?

— On ne peut rien te cacher, fit-il.

— Et bien oui ! répondis-je. Les conjectures… Ça ! C’est un truc de matheux. Alors…

— Oui, me coupa-t-il, et justement, tu vas peut-être pouvoir m’aider. Mon petit doigt me dit que Hautecour ne devait pas simplement s’intéresser aux suites. Cela ne colle pas avec le personnage qui semblait être un petit génie. Il est agrégé à dix-sept ans quand même ! Toi, à quel âge l’as-tu eue ton agrégation ? Vingt-trois ans ? C’est cela ?

— Ce n’est pas comparable, Papa, lui répondis-je. À cette époque, les types qui étaient brillants coupaient le fromage. Ils étaient bien plus libres que maintenant. Dès qu’on détectait un génie, on le mettait en avant. C’était beaucoup plus rare que maintenant. Ne serait-ce que parce que peu de gens allaient aux delà du certificat d’études pour ceux qui allaient à l’école.

— Oui sans doute, mais quand même… Ce type hyper brillant ne peut pas avoir passé sa vie à travailler sur des choses aussi basiques que des suites. Cela tient sur trois pages dans Wikipédia ! Il devait avoir une autre marotte. En fouillant sur internet à propos des suites, je me suis rendu sur le portail des mathématiques de la même encyclopédie et je me suis rendu compte qu’il existe des problèmes mathématiques non résolus encore aujourd’hui… C’est ce que vous appelez des conjectures, n’est-ce pas ?

— Oui c’est cela.

— Saurais-tu me dresser la liste de celles qui auraient été connues mais pas encore résolues en 1920 ?

— Ouh là là ! C’est compliqué ce que tu me demandes ! m’écriai-je. Ce n’est pas parce qu’une conjecture n’a pas été académiquement formalisée qu’elle n’était pas étudiée. Les mathématiques sont une formalisation de la nature. Ce n’est pas parce qu’aucun mathématicien ne s’est penché sur un problème que le problème n’est pas connu.

— Oui, mais ne complique pas trop les choses, tu veux bien ? Me dit-il sur un ton sentencieux.

C’est toujours la même chose. Dès qu’il décroche, il m’accuse de compliquer les choses.

— Je ne complique pas ! lui répondis-je, je pose le problème ! Bon ! Mais je pose une condition.

— Ah ! Je m’y attendais, me lança-t-il en riant, tu veux que je prenne le tour des courses ?

— Oui aussi, lui fis-je, mais ce n’est pas ce à quoi je pensais… En fait, ce serait plus simple pour moi si tu m’expliquais pourquoi c’est si important pour toi ? Que cherches-tu à établir ?

Il se contorsionna sur sa chaise. Il faisait toujours cela quand il devait arranger la vérité pour que je ne sache que ce qu’il voulait ou pouvait bien me dire. Je l’interrompis dans ses pensées.

— Papa, j’ai compris que tu ne bosses pas sur une affaire de tableaux volés. Il n’y a pas une seule reproduction agrafée sur ton mur ! Je n’ai pas besoin que tu me dises tout mais ce sera sûrement plus simple pour toi si tu sais que je l’ai compris. Restons focalisés sur Hautecour.

— Oui, fit-il. Tu as raisons.

Il prit encore un temps de réflexion et se lança :

— J’en sais plus que ce que je t’ai dit sur Hautecour mais ne me demande pas comment je le sais. Ce type travaillait en fait sur des problèmes encore non résolus de mathématiques à son époque. Il avait semble-t-il imaginé que l’un de ces problèmes servait à un criminel à décider de quand il passerait à l’action. Mais il n’a pas pu le découvrir, il est mort de la grippe espagnole avant.

— Ok ! Répondis-je, mais des problèmes non résolus, il y en a des tonnes, même de nos jours. Ce serait quoi selon toi ? De la géométrie ? De la théorie des nombres ?…

— Je n’en sais rien et c’est pour cela que j’ai pensé que tu pourrais m’aider.

Je regardai le tableau derrière lui.

— Ces nombres 39 et 68. Tu les sors d’où ?

— Je ne te dirai pas d’où je les sors, mais je me demande s’il ne pourrait s’agir d’indices prémonitoires.

— Tu m’embrumes… lui fis-je en ricanant.

— Ces nombres, expliqua-t-il, ont été donnés dans des circonstances assez troubles mais bien spécifiques et toujours avant que les crimes aient eu lieu. Je ne sais pas si Hautecour travaillait là-dessus. Je ne sais même pas s’il en avait connaissance.

— Et toi, tu en aurais connaissance ?

— Aussi bizarre que cela puisse paraître… répondit-il.

— Et l’autre là ? Lui demandai-je en montrant le nombre à six chiffres.

— Je sais ce qu’il représente… fit-il énigmatique. Mais je ne peux pas te le dire encore. Trop confidentiel. Considère seulement qu’il n’est pas de même nature que les deux autres. Il représente sûrement un résultat.

— Le résultat du crime ? Tentai-je quand même.

— Oui quelque chose comme cela.

— C’est une somme ? Le résultat d’un casse ?…

Je m’arrêtai en posant le regard sur les mots « virus » et « variole » qui étaient agrafés un peu à l’écart. Je ne mis pas longtemps à faire le lien. Le nombre de six chiffres pouvait bien être un nombre de malades ou de victimes d’une épidémie. Pour autant et dans le strict respect des règles que nous avions convenu de suivre, je ne le relançai pas sur ce thème.

— Oui, cela se pourrait bien… fit-il laconiquement.

— Bon, fis-je, alors résumons-nous… Nous avons trois nombres : 39, 68 et 6 336 800. Les deux premiers permettraient d’annoncer un résultat que serait le troisième. Il faudrait donc trouver une fonction qui transformerait 39 et, ou 68 en 6 336 800. C’est bien cela ?

— Oui c’est à peu près cela, poursuivit-il, mais j’en ai un quatrième…

— Ah oui ? Il est où ? Je ne le vois pas…

— Je ne l’ai pas mis au tableau mais considère qu’il s’agit d’un autre résultat qui devrait être entre cinquante et cent millions.

Je prenais des notes.

— Et quoi donc ? lui demandai-je. 39 serait en lien avec 6 336 800 et 68 avec ce dernier nombre ? C’est cela ?

— Ça, je n’en sais rien. C’est plausible, mais il ne faudrait pas que nous partions avec trop de certitudes. On pourrait faire fausse route.

Je réfléchis un instant.

— Oui enfin… on a un autre indice. Le fait que ces nombres seraient en relation avec un problème non résolu de mathématiques. Ce qui élimine pas mal de solutions quand même… mais nous laisse aussi beaucoup de possibilités surtout si tu ne peux pas être plus précis sur ton quatrième nombre. Cinquante ou cent millions cela fait énormément de possibilités…

Papa dut se dire qu’il allait me faire perdre mon temps, car il me lança.

— Non mais c’est complètement ridicule… laisse tomber. Je dois délirer…

Je voulus le rassurer.

— Au contraire, tout cela est très stimulant ! Je vais en parler à mes étudiants si tu me l’autorises… Je te promets que je vais seulement leur poser le problème sans leur dire ce dont il retourne. Ce sera un pur problème de maths.

— Ne fais pas de conneries surtout ! s’exclama-t-il. Personne ne doit savoir qu’il s’agit d’une enquête de police.

— Ne t’inquiète pas. Ce serait bien la dernière chose à dire à des étudiants. J’en soupçonne certains, fis-je en riant, d’aller faire les black-blocks dans les manifs… Mais on va chercher. Et si je trouve, je t’en parle. Ok ?

— Ok… fit-il visiblement apaisé d’avoir posé son singe sur mon épaule.

La semaine suivante, j’écrivis en classe dans un angle du tableau le problème que je posai ainsi.

Trouver s’il existe une conjecture qui expliquerait l’une ou plusieurs des relations suivantes

39 → 6 336 800

et 68 → [50x106 100x10^6 + Ɛ[

ou

39 → [50x106 100x10^6 + Ɛ[

et 68 → 6 336 800

Je n’en parlai pas et ne donnai aucune instruction mais laissai le problème sur le tableau jusqu’à ce que Mathilde, une jeune étudiante plutôt timide et réservée, revienne une semaine plus tard vers moi avec un résultat étonnant…