Chapitre 4 : Léo Degois, lieutenant de police.
Je m’appelle Léo Degois. J’ai soixante-douze ans et suis retraité de la Police Nationale.
Après une carrière bien remplie au SRPJ de Versailles puis au 36 quai des Orfèvres au sein de la Brigade Criminelle, je me suis retrouvé placardé dans un miteux commissariat du 19e arrondissement de Paris après un grave accident de travail.
Cela s’est passé en 2002. On était sur une affaire de trafic d’êtres humains organisé par la mafia albanaise. J’étais le directeur d’enquête. Je commandais un groupe de six excellents flics triés sur le volet. Cela faisait trois ans qu’on courrait après ces salopards qui, pour alimenter des réseaux de prostitution, faisaient venir des femmes des pays de l’Est. On a découvert plus tard qu’ils entretenaient aussi des connexions avec un réseau de Kosovars qui faisaient, eux, dans le trafic d’organes. On avait réussi à loger la tête du réseau des Albanais quelque part du côté de Montrouge. Un dispositif exceptionnel de surveillance avait été mis en place pour s’assurer que les gens qui nous intéressaient seraient là le jour où nous viendrions les cueillir. Un matin – c’était un mardi, je m’en souviens comme si c’était hier – on est parti faire le coup de filet. L’opération avait été soigneusement préparée. La BRI avait été appelée à la rescousse pour intervenir. On les attendait devant un pavillon de banlieue qui était le siège du chef du réseau. Nous étions en planque depuis quatre heures du matin mais rien n’a fonctionné comme prévu. Sur les coups de cinq heures une grosse Mercédès noire est arrivée. Trois hommes en sont descendus et sont allés frapper à la porte du pavillon. C’était les Kosovars. La BRI n’arriverait que vers cinq heures cinquante-cinq, juste pour intervenir dans le mouvement afin de ne pas éveiller de soupçons. On a vu que cela s’agitait dans la maison et nous nous sommes dit que les Kosovars étaient peut-être venus pour régler des comptes. J’ai fait la bêtise de donner l’ordre d’intervention sans attendre les bleu-marines. Ces types étaient armés jusqu’aux dents. On s’est fait allumer par des tirs d’armes automatiques. J’ai perdu deux hommes, deux jeunes flics de vingt-sept et trente-deux ans. Quant à moi, j’ai pris une balle dans le poumon droit, car je n’avais pas pris le temps de mettre mon gilet pare-balles. Les types ont réussi à prendre la fuite et toute la filature était à refaire. Une fois remis de mes blessures, je suis passé en conseil de discipline et j’ai été dégradé pour manquement grave à la procédure. J’ai eu de la chance de ne pas passer en correctionnelle. Eu égard à mes autres états de service, on m’a assigné au Commissariat du 19e avec l’interdiction formelle de participer à des opérations de terrain. C’était cela ou la porte. Je n’ai pas vraiment eu le choix. Dès lors, j’ai végété dans un bureau, au sous-sol d’un immeuble rue d’Hautpoul, une annexe discrète du Commissariat. Le Commissaire m’avait demandé de mettre de l’ordre dans la paperasse. Il me laissait parfois m’occuper d’une affaire de chats perdus ou de vol à l’arracher ce qui me permettait d’aller me dégourdir les jambes pour faire des enquêtes de voisinage. Quand je pense que j’ai été un collaborateur du vieux Broussard qui avait mené la traque de Mesrine à la fin des années 70 et bien d’autres gangsters ! Quelle déchéance ! Les jeunes du commissariat se payaient bien ma tête ! Ils ne savaient pas qui j’étais et quand bien même je leur aurais raconté nos exploits, ils ne m’auraient jamais cru. « Papy Degois » qu’ils m’appelaient affectueusement. Je dois bien admettre que je l’avais mérité. Je fais souvent des cauchemars dans lesquels je revois ces deux gamins tomber devant moi avec leur brassard « Police » au bras. Je ne me le suis jamais pardonné.
En faisant de l’ordre dans les papiers du commissariat du 19e, j’ai ressorti des vieux dossiers sur des meurtres qui n’avaient pas été résolus. Viktor, mon fils, m’a appris à me servir d’internet et j’ai repris, à l’insu de mes supérieurs, certaines de ces enquêtes. J’ai développé un véritable savoir-faire pour croiser les archives et fouiller dans les profondeurs du web. Je profite de mes congés pour aller enquêter sur le terrain et vérifier que je ne fais pas fausse route. J’ai ainsi résolu cinq affaires ; des « cold cases » comme disent les jeunes. Je sais qui a tué, je connais les mobiles et j’ai accumulé suffisamment de preuves pour confondre mes assassins. Pour autant, ces affaires sont toutes prescrites et les auteurs de ces crimes resteront impunis. J’aurais pu le faire savoir, mais j’ai préféré ne rien en dire. À quoi bon ? Ces types sont tous morts ou à l’article de la mort. C’est devenu une sorte de hobby auquel je m’adonne toujours avec passion.
J’aime à raconter, par exemple, le cas de Sophie Goldman, cette jeune fille juive de vingt-six ans retrouvée morte en 1956 dans le canal Saint-Martin. Le commissariat du 19e n’était pas franchement concerné mais un avis de recherche avait été lancé sur l’ensemble des commissariats de Paris avant qu’on ne retrouve son corps dans l’eau, transpercé de dix-sept coups de couteaux. En cherchant dans les archives de la Police Nationale, je m’aperçus que le cas était resté non résolu. Les collègues de l’époque avaient suivi toutes les pistes possibles : le crime crapuleux, l’agression sexuelle, l’assassinat et le geste d’un fou. Aucune n’avait livré le secret de la mort de cette jeune femme. Sophie Goldman était une rescapée des camps de la mort nazis. Toute sa famille avait été déportée lors de la rafle du Vel d’Hiv et décimée à Auschwitz-Birkenau. Elle n’avait dû sa survie qu’à une séparation fortuite de ses parents alors qu’elle était allée jouer avec d’autres enfants. Elle avait été rassemblée avec un groupe d’enfants et fut embarquée dans un autre convoi pour Auchwitz où elle a pu survivre après la sélection et sous la protection d’une famille de juifs Tchèques. Tout cela je l’ai trouvé dans les auditions de sa logeuse à qui elle avait raconté son histoire extraordinaire. Au retour des camps en 1946, elle s’était présentée chez elle au 34 de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie pour y constater que l’appartement de ses parents était occupé par monsieur et madame Paulard ; un cas typique de spoliation de biens des juifs. Avec l’aide d’un avocat tenace, elle avait obtenu au bout de cinq ans, en 1951, la restauration de son droit de propriété sur l’appartement. Les collègues avaient bien cherché si la famille Paulard n’aurait pas tenté de se venger. On les avait bien retrouvés du côté de Rodez mais tous au cimetière. La piste était morte. Je me suis alors mis en tête de chercher tout indice qui aurait pu échapper aux policiers en appelant mon ami Georges Daret qui était aux Archives Nationales. Je cherchais un fait divers qui se serait passé dans l’année 1956 dans le quartier de la rue des Rosiers et qui aurait pu avoir un lien avec le meurtre de Sophie. Georges fit encore des miracles. Il sortit deux articles du quotidien l’Intransigeant qui rapportaient des cas d’oiseaux retrouvés morts dans la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Les oiseaux retrouvés à plusieurs jours d’intervalle étaient de jolies petites perruches et c’est ce qui avait alerté la population et les journalistes. « Qui en veut aux perruches ? » avait titré le quotidien dans la rubrique « faits divers ». Pour autant, personne n’avait porté plainte pour vol d’animaux de compagnie. D’où venaient-ils donc ? Je me mis en chasse du côté du Quai de la Mégisserie, haut lieu parisien des animaleries. Je contactai mon ami Edouard Thiriez, notaire à Paris, et lui demandai de me transmettre les origines de propriété des ménageries parisiennes. Bingo ! La famille Goldman avait été propriétaire de l’une d’entre elle de 1905 à 1936 et ils l’avaient vendue à… Monsieur et Madame Thorez, parents de celle qui deviendrait plus tard Madame Paulard. Lors de la succession des Paulard en 1952, leur fille, Adeline, célibataire, en avait hérité, mais elle était décédée subitement en 1955 et avait rejoint le caveau familial de Rodez. Adeline n’ayant pas de descendants, le neveu de monsieur Paulard, Robert Dubois avait été désigné légataire du commerce. Je tenais un mobile et un suspect, Robert Dubois qui devait avoir voulu venger ses oncles et tantes. J’ai rencontré Robert Dubois en 2018. Il n’était plus qu’un vieillard de 90 ans et savait qu’il ne risquait plus rien, l’affaire étant prescrite. Pour autant, la haine était toujours vivace et ce n’est pas l’envie de lui mettre mon poing dans la figure qui manqua mais, eu égard à son grand âge, je m’en abstins et le quittai avec la satisfaction du travail terminé. A ma manière, j’avais rendu justice à Sophie Goldman.
Un jour, j’étais plongé dans une enquête passionnante sur une escroquerie au viager de grande envergure quand le téléphone sonna.
— Lieutenant Degois ! Dis-je machinalement en décrochant.
Une jolie voix de femme me sortit de ma concentration.
— Monsieur Léo Degois ?
— Oui c’est moi. Bonjour madame… que puis-je pour vous ?
— Bonjour monsieur… Je suis le docteur Odile Lebrun-Théron. Je suis médecin généraliste. J’ai mon cabinet dans le 9e arrondissement de Paris…
— Ce n’est pas mon secteur ça, madame, la coupai-je.
— Possible, répondit-elle. Mais vous êtes bien le Commandant de Police Léo Degois, fils de Marie-Angèle Degois née Théron ?
Je restai interloqué.
— Oui… euh non… euh en fait si, mais je ne suis plus Commandant, appelez-moi Lieutenant désormais…
La femme se racla la gorge.
— Bonjour Léo, je suis Odile, la fille d’Anne-Marie Borges-Théron. Vous ne me connaissez pas, mais je sais que votre mère était une cousine de ma grand-mère, Elisabeth Théron, la mère de ma mère. Nous devons donc être cousins vous et moi.
— Possible… si vous le dites… je n’ai aucune connaissance de cette branche de la famille… Maman n’avait pas vraiment sa place de ce côté…
C’est toujours au moment où on s’y attend le moins, que les histoires enfouies ressurgissent. Mes parents tenaient une boucherie à Melun. Ils se levaient tôt et travaillaient dur. Je suis fils unique. Ma mère s’est retrouvée enceinte à dix-huit ans après une soirée un peu trop arrosée un soir de 14 juillet. Je suis un accident. Elle était effectivement issue d’une grande famille lyonnaise. Sa grossesse hors mariage avait fait un scandale. À cette époque, la loi sur l’IVG n’existait pas. C’était la faiseuse d’anges ou le bannissement. Elle n’a pas voulu avorter et est partie avec mon père, boucher de son état. Une honte dans la famille ! Ils ont quitté Lyon pour s’installer à Fontainebleau. Ils s’y sont mariés avec deux témoins trouvés dans la rue. Ma mère espérait revenir en grâce aux yeux de ses parents en régularisant sa situation avec mon père et en leur démontrant qu’elle saurait tenir son ménage. Elle s’est tuée au boulot et s’est retrouvée à quarante-deux ans avec un cancer du sein. A l’époque on n’en réchappait pas. J’ai appris plus tard qu’elle avait réussi à renouer avec sa mère en secret et qu’elles se voyaient régulièrement à Paris entre deux gares. Elle n’a jamais pu retourner fêter Noël dans sa famille. Je crois aujourd’hui que c’est de cela qu’elle est morte. On l’a enterrée au Cimetière Nord à Melun où on avait déménagé quand mon père avait décidé de se mettre à son compte. Il ne s’est jamais remis de sa disparition. Elle était tout pour lui. Elle, qui avait tout pour évoluer dans la haute société, avait fait le choix d’assumer ses erreurs en menant sa grossesse à terme et en restant aux côtés de son enfant et de son père. Il disait qu’elle avait renoncé à tout pour nous. Quand j’y repense, c’était une sainte. À la mort de ma mère, il s’est mis à picoler. A cette époque je venais de sortir de l’école de police. Je n’avais jamais été un élève brillant mais le métier de flic semblait à ma portée. J’ai réussi le concours de lieutenant et je suis entré dans la grande maison. J’ai eu ma première affectation à Angoulême. J’ai donc quitté Melun et je ne l’ai pas vu dépérir. Un jour, ma tante, sa sœur, m’a appelé pour me dire qu’on l’avait retrouvé mort dans sa cave ; il avait visiblement succombé à un infarctus du myocarde. Je l’ai enterré à côté de ma mère et je ne suis plus jamais retourné sur leur tombe. J’ai dû vouloir enfouir tout cela. Je n’étais pas disponible pour le chagrin. J’étais pris dans mes enquêtes. Meurtres, assassinats, trafics en tous genres étaient mon quotidien. Je ne voyais que la face sombre du monde. Je m’étais endurci. Il n’y avait plus de place pour les émotions. J’ai obtenu ma mutation au SRPJ de Versailles peu après la mort de mon père. J’avais fait ma demande deux ans plus tôt. Les choses sont mal faites… Et cette femme inconnue, au bout du fil, venait de me faire sauter tout ce passé au visage.
— Je suis au courant, reprit-elle. Ecoutez… cela m’ennuie, car je ne trouve pas pratique de se parler au téléphone. Y aurait-il un moyen de se rencontrer ?
— Ah ben… oui. Quand voudriez-vous ?
— Maintenant si possible…
— Maintenant ? Mais je suis au bureau…
— Je m’en doute. Où sont vos bureaux ?
— Au 17 rue d’Hautpoul dans le 19e… mais c’est une annexe du commissariat de Police… vous êtes sûre que…
— Oui, oui ! C’est parfait. Je prends le métro et je suis chez vous dans une demi-heure.
Effectivement, une demi-heure plus tard, le téléphone sonna à nouveau.
— Papy ?
— Oui Guichard ! Et arrête de m’appeler Papy…
— Il y a ici une dame Odile Lebrun qui vous demande. Qu’est-ce que je fais, je vous l’amène ou vous montez ?
Mon minuscule bureau était un vrai foutoir meublé d’un bureau en acier, de deux chaises en skaï et de trois armoires dont les portes ne tenaient plus que par un gond sur deux. Il était seulement éclairé par un tube néon au plafond. Les murs étaient en béton brut grossièrement coffré dans les années 30. Je n’y avais jamais reçu personne…
— Je monte, dis-je finalement.
Arrivé essoufflé en haut de l’escalier, je débouchai dans la petite entrée de l’annexe du commissariat du 19e encombrée d’un comptoir trop grand, de couleur bleu-marine et dont la peinture s’écaillait lamentablement. En face, trois chaises en plastique gris jauni permettaient aux visiteurs de patienter. L’une d’entre elle était occupée par une belle femme blonde à l’allure bourgeoise dans un épais manteau vert et qui attendait les mains gantées de cuir posées croisées sur ses genoux. J’eus un choc en croyant reconnaître le visage de ma propre mère. La ressemblance était étonnante. Guichard ne me laissa pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Madame, je vous présente le Lieutenant Degois.
Odile leva les yeux et arbora un beau sourire en se levant et me tendit la main pour me la serrer énergiquement.
— Bonjour Léo…
— Bonjour euh… répondis-je, incapable sur l’instant de me décider à l’appeler Odile ou Madame.
Guichard qui trônait derrière son comptoir et n’en ratait jamais une pour ramener sa fraise s’écria :
— Ah… et bien je vois que vous vous connaissez ! Les présentations ne sont donc plus à faire !
Je me tournai vers lui, agacé par ses moqueries, en me frottant le menton et lui parlai tout bas :
— Oui bon, ça va, arrête tes pitreries ridicules… euh… La salle de réunion est libre ?
— Non, Lieutenant Degois ! s’écria-t-il, les gars du syndicat l’ont réquisitionnée pour la journée ! Il va falloir que vous receviez votre visite au sous-sol !
Je me retournai vers Odile qui souriait et avait l’air amusée du ton employé par cette andouille de Guichard.
— Bon… et bien… suivez-moi…
Nous descendîmes dans les sous-sols et je la fis entrer dans mon minable bureau.
— Désolé pour les conditions d’accueil mais d’ordinaire je ne suis censé recevoir personne. Mon domaine c’est la paperasse, lui dis-je en lui montrant, pour l’inviter à s’asseoir, la chaise dont le skaï du dossier était déchiré.
J’allai me placer en face, derrière mon bureau et replaçait ma cravate au centre de mon ventre proéminent.
— C’est donc Odile ? C’est bien cela ?
— Oui… je suis Odile la petite fille d’Elisabeth Théron.
Une émotion que je n’avais pas ressentie depuis bien longtemps me traversa des pieds à la tête. Je la regardai pendant un long silence puis me mis machinalement à souffler entre mes lèvres pincées tout en secouant la main droite.
— Eh bien ça ! Si on m’avait dit qu’un jour je rencontrerais un membre de la famille de Maman !
Et de lui dire combien elles se ressemblaient. J’aurais bien voulu qu’on échange sur nos histoires de famille, mais elle ne m’en laissa pas trop le temps.
— Oui… il faudra sûrement un jour qu’on en reparle… Mais à la vérité, je ne suis pas venue pour cela, me dit-elle sur un ton assez empressé.
Sa réponse me frustra. Je fronçai les sourcils et pris mon air de policier intrigué.
— Ah bon ? Et pour quel motif alors ?
Elle se raidit comme si elle venait de se rendre compte qu’elle se trouvait, de fait, face à un flic.
— Pour une affaire dont je voudrais vous parler… car je suis détentrice d’une information qui pourrait être de la plus haute importance pour la police…
Je la coupai.
— Vous permettez ?… Avant toute chose j’aimerais bien savoir comment vous m’avez trouvé… Ma mère qui était effectivement une fille Théron a été bannie de la famille. Comment se fait-il que quelqu’un de chez vous ait retrouvé la trace de son fils ? Et pourquoi maintenant ?
— Eh bien… J’ai su par mon père, il y a bien vingt ans maintenant, qu’il y avait un grand flic dans la famille mais qu’on ne l’avait jamais connu. Il avait lu, un jour, une interview d’un commandant de police dans le journal. Ma mère me raconta qu’il avait lu votre nom à haute voix en présence de ma grand-mère qui avait fait un malaise. Elle semblait avoir toujours été très proche de votre mère. Elle savait que votre mère avait eu un petit Léo de son mari Degois. Mais on lui avait interdit de la revoir après son bannissement par votre grand-père. C’est tout bêtement comme cela qu’on a su qu’on avait un policier dans la famille. Lorsque j’ai rencontré le problème dont je voudrais vous parler aujourd’hui, je me suis dit que je ne pourrais pas en parler avec n’importe qui… Je me suis rappelé ce cousin qui devait être commandant de police et dont mon père m’avait parlé. Le mari d’une de mes amies travaille au sein du ministère de l’Intérieur. Cela a été facile de leur demander où je pourrais vous trouver… et me voilà devant vous !
Je bouillis. À part ma grand-mère, personne n’avait eu le courage de reprendre contact avec ma mère encore moins de s’opposer au dictat du grand-père. Et voilà que le jour où l’on avait un problème, je devenais, moi ! son fils ! fréquentable ! Qu’attendait-elle de moi ? Quel passe-droit allait-elle me demander ? Quelle saloperie allais-je devoir couvrir ? J’explosai :
— Quel toupet ! Vous autres, grands bourgeois, n’avez donc aucune gêne ! Je vais vous demander de sortir de mon bureau !
— Je suis désolée Léo, s’empressa-t-elle de répondre. Je comprends que ma démarche vous choque après toutes ces années d’oubli par la moitié de votre famille. Je me rends compte que je suis maladroite… Mais je ne suis pas responsable de tout cela… Quand je vous aurai raconté mon histoire, vous comprendrez pourquoi j’ai pensé que je recevrais une écoute plus attentive si la personne à qui j’allais confier mon problème était de ma propre famille.
Je restai coi. Cette femme ne manquait vraiment pas de culot ! Puis, soulevé par une colère devant tant d’insupportable facilité, je lui dis :
— Vous ne manquez vraiment pas d’air ! Vous débarquez ici en espérant faire vibrer la fibre familiale pour obtenir mes bons offices ! Mais savez-vous ce que ma mère a enduré ? Toute sa vie elle a espéré que quelqu’un de chez vous viendrait lui tendre la main ! Et personne ! Personne ! Vous m’entendez ? Personne n’a levé le petit doigt !
Puis j’hurlai :
— Elle en est morte ! Vous et les vôtres l’avez tuée !
Ma voix se brisa… Odile qui devait avoir senti que la situation lui échappait se leva en prenant ses gants. Elle allait partir quand elle se retourna vers moi et me lança d’une voix forte :
— Je suis venue pour vous parler d’une éventuelle attaque terroriste de grande envergure qui pourrait tuer des centaines de milliers de personnes. Mais je comprends que vous n’êtes pas disposé à m’entendre et que ce n’est pas auprès de vous que je vais déposer…
Sur le coup, je me dis qu’on nageait en plein délire… Odile me fusillait du regard tout en gardant le silence, attendant sûrement que je réagisse. Entendant les éclats de voix, Guichard était descendu. Il fit irruption dans le bureau.
— Tout va bien Lieutenant ?
Ce fut bien la première fois qu’il m’appela de la sorte. L’effet fut immédiat. Guichard m’avait remis les idées en place. J’étais essoufflé.
— Oui Jean-Luc… merci ! Tout va bien. On a, madame et moi, un vieux contentieux familial à régler mais… ça va aller… ça va aller… Je me calmai doucement et répétai encore deux fois machinalement, ça va aller…
Je me levai encore essoufflé en me tenant la hanche. Je tendis le bras vers Guichard pour lui indiquer qu’il pouvait remonter à son poste et je montrai le siège à Odile pour lui demander de s’asseoir. Elle était dans le même état que moi. Les joues rosies par l’échauffement de l’altercation, elle tentait tant bien que mal de garder sa contenance.
— Je vous prie de m’excuser Odile, lui dis-je redevenu calme. Nous trouverons bien un autre moment pour reparler de tout cela. Mais, je comprends que vous avez quelque chose de plus sérieux à me dire. Allez-y Odile, racontez-moi. Vous parliez de menace terroriste… Je vous écoute.
Après un temps de silence, Odile vint se rasseoir et commença à me raconter en grand détail la séance d’hypnose d’une certaine Suzanne Flandrin. J’avoue que j’eus le plus grand mal à prendre la chose au sérieux. Qu’était-ce donc que ces histoires de régression sous hypnose ? Encore un de ces délires d’escrocs en mal de fric ? Je peux dire que j’en aurai vu dans ma carrière des choses bizarres mais là, cela dépassait l’entendement. Comment pouvait-on donner du crédit à de pareilles pratiques ? Et comment un médecin diplômé pouvait se laisser aller à pareil charlatanisme ?
Elle avait amené avec elle son enregistreur et me fit entendre le moment où Suzanne lui parlait de ce qu’Odile appela la catastrophe.
— Je ne sais pas quoi faire de cette information, finit-elle par dire. C’est la première fois que je pratique ce type d’hypnose… Je me suis dit que c’était des conneries – elle avait soudain perdu ses bonnes manières – mais quelque chose me dit que si ceci est une prédiction, ce serait criminel de n’en parler à personne…
— À qui d’autre en avez-vous parlé ? lui demandai-je.
— Personne ! Je vous dis. Vous êtes le premier… J’ai l’impression de passer pour une folle…
On se regarda un long moment en silence. Je ne pus m’empêcher de voir le visage de ma mère dans celui d’Odile. J’étais partagé entre l’envie de l’aider parce qu’elle lui ressemblait tant et l’envie de rire de cette histoire délirante. Moi, le vieux flic, les pieds bien ancrés sur Terre, je ne pouvais quand même pas donner le moindre crédit à des propos tenus par une pauvre folle en soi-disant état de conscience modifiée ! Pour autant, la femme que j’avais devant moi semblait avoir toute sa raison et être aussi ancrée que moi dans le réel. Ce ne serait pas la première fois qu’une histoire apparemment farfelue déboucherait sur un sujet bien réel et sérieux. La prédiction, si elle devait se révéler exacte, était effectivement très préoccupante. Je ne pouvais faire autrement que vérifier. Je lui indiquai qu’à ce stade il me semblait prématuré de prendre une déposition. Trop de choses devaient être éclaircies avant de produire un document officiel qui finirait par être diffusé dans toutes les instances de la police. Pour autant, je lui proposai de répéter une seconde fois tout ce qu’elle m’avait dit et pris des notes sur un vieux bloc que j’avais sorti de mon tiroir déglingué. Lorsqu’elle eut fini, je lui dis :
— Des millions de morts ? Mais qu’est-ce qui peut provoquer en un claquement de doigts des millions de morts ?… C’est impossible. Une seule bombe atomique ne ferait « que » des centaines de milliers de morts en une fois. Et si c’étaient plusieurs bombes on irait droit à la fin du monde et si c’était ce qu’elle avait voulu dire, elle l’aurait dit comme cela… Une pandémie peut tuer beaucoup mais pas en un claquement de doigts. Etes-vous sûre que c’est ce qu’il faut comprendre ?
— Je n’en sais rien Léo… elle persistait à m’appeler par mon prénom et je dois dire que cela me réchauffait le cœur… Peut-être que je surinterprète… Mais vous l’avez entendue comme moi… « des millions de morts »…
— Il n’y a pas de doute. Elle a bien dit ces choses… C’est vraiment étrange, en effet…
Un moment plus tard, je la raccompagnai à la sortie et lui promis de la rappeler dès que j’aurais pu vérifier deux ou trois détails. Elle me remercia et me serra encore une fois énergiquement la main. Guichard ne manqua pas une seconde de la scène et je vis en rentrant dans l’annexe du Commissariat qu’il avait l’air content que nous nous soyons rabibochés.
Si l’histoire d’Odile était vraie, je devais pouvoir retrouver dans les années ayant précédé la naissance de Suzanne Flandrin, la preuve qu’une femme prénommée Geneviève avait été déclarée suicidée dans les environs de son lieu de naissance. En partant du lieu de naissance de Suzanne, je chercherais dans le département et les départements limitrophes toutes les déclarations de décès impliquant des Geneviève. C’était un prénom plutôt répandu en 1979. Je m’attendais donc à en récolter un bon nombre. C’était un point de départ. Mais, dans l’hypothèse où je trouverais quelque chose, Suzanne Flandrin pouvait, elle aussi, avoir eu connaissance de l’histoire de cette Geneviève. Dès lors, elle aurait très bien pu intégrer cette histoire à son récit délirant et la relation du suicide ne prouverait rien. Je devais aussi m’assurer du contraire pour prendre l’affaire au sérieux.
Je me posai toutes ces questions et me rappelai, en bon flic, que je devrais d’abords vérifier la fiabilité de mes témoins…