Chapitre 5 : Léo enquête sur Odile, Suzanne et Geneviève.
Le lendemain matin, j’avais pris un jour de congé avant le week-end. Pour tout dire, j’avais prévu de rejoindre les copains dans le Cher pour aller pêcher la carpe. Finalement, j’annonçai que je ne pourrais arriver que le samedi en inventant un motif fallacieux, car l’envie d’enquêter sur l’affaire Odile Lebrun-Théron – c’est ainsi que je nommai l’affaire en ouvrant un nouveau dossier – était la plus forte. Je montai dans mon bureau, sous les toits de mon pavillon de banlieue, et m’y enfermai pour la journée avec une cafetière prête à servir, un paquet de pain de mie, du jambon et un pot de mayonnaise pour le casse-dalle.
J’enquêtai d’abord sur le docteur Lebrun-Théron. Je vérifiai l’existence de son cabinet et le lieu de sa résidence principale que j’avais relevée sur sa carte d’identité. Tout était exact. Son nom apparaissait dans les titres de propriété des deux immeubles que me remit aimablement mon notaire favori. Je scannai le casier judiciaire ; il était vierge. Pendant ce temps, je me rendis sur la plateforme à la mode pour la prise de rendez-vous médicaux et sur tous les sites de cartographie en ligne sur lesquels des internautes laissent d’ordinaire des avis. J’ai l’habitude de prendre mes distances par rapport à tout ce que les gens laissent comme appréciation des services professionnels qu’ils consomment. La plupart du temps, c’est ou bien dithyrambique ou très péjoratif. Il n’existe pas de juste milieu sur le web et encore moins quand l’anonymat des délateurs est garanti. À ma grande surprise, le docteur Lebrun-Théron ne faisait l’objet d’aucun avis négatif. Personne ne l’avait affublée du sobriquet de « charlatan » ou « d’escroc » qu’on lit d’ordinaire à propos des médecins. Personne non plus ne se plaignait d’avoir eu à payer un prix exorbitant. Rien. Tout était positif, sans être outrancièrement favorable. J’appelai mon ami Étienne Remblot, médecin retraité qui avait longtemps fait partie des commissions disciplinaires de l’Ordre des Médecins à Paris dans le 17e arrondissement. Je lui demandai s’il avait eu à connaître de plaintes qui auraient été produites à l’encontre d’Odile Lebrun-Théron. Étienne, qui reste un membre honoraire de l’Ordre, a, par une anomalie de sécurité informatique, encore accès aux fichiers des dossiers que traite l’Ordre. Il me certifia qu’il ne trouvait pas de dossier à ce nom. Il s’inquiéta de ma requête, me demandant si l’Ordre devait diligenter une enquête. Je le rassurai en lui indiquant que je ne faisais qu’une enquête de personnalité sans conséquence. Je dus m’y reprendre à deux fois en inventant qu’elle n’apparaissait dans mon dossier que comme simple victime pour qu’il acceptât de ficher la paix à la pauvre Odile. C’est souvent comme cela dans mes enquêtes sous le manteau. Pour obtenir de meilleurs résultats, je laisse les personnes que je contacte imaginer que j’agis dans le cadre d’une enquête officielle. Le revers de la médaille est que parfois mes interlocuteurs s’imaginent pris en défaut et peuvent avoir l’intention de prendre des initiatives non souhaitées. Jusqu’à présent, cela n’a jamais dérapé, mais j’ai eu parfois très chaud… Après une dernière vérification de l’état civil d’Odile, je conclus que cette femme est tout ce qu’il y a des plus ordinaires, qu’elle n’a rien à cacher et qu’elle est considérée par ses patients comme une bonne professionnelle. Pour boucler mon enquête, je passai le soir vers 19:30 à son cabinet et m’entretins avec la concierge de l’immeuble. Prétextant chercher un bon médecin, je lui demandai si le docteur Lebrun-Théron en était un à sa connaissance. Les concierges sont de grandes bavardes et celle-ci finit de me convaincre qu’Odile est certainement une personne « bien sous tous rapports ».
Une fois établie la respectabilité d’Odile Lebrun-Théron, je pouvais commencer à m’intéresser au cas de Suzanne Flandrin. Je ne disposais que de peu d’information. Un nom, les noms supposés de ses parents, une date de naissance, une ville de résidence, Feucherolles que m’avait donnés Odile et c’était tout. Je commençai à explorer le web à la recherche d’informations qui me permettraient de déterminer la profession de Suzanne. La recherche fut courte et fructueuse. Elle s’était présentée sur une liste aux élections municipales de Feucherolles et avait été adjointe aux festivités locales pendant un mandat de six ans. Je transmis à Odile une photo pour vérifier qu’on parlait bien de la même personne et reçus dans la minute la confirmation. Je pouvais continuer. Suzanne Flandrin était une ancienne élève de l’École Nationale de la Magistrature à Bordeaux, promotion 1993. Elle avait été nommée substitut du Procureur au parquet de Brest à sa sortie de l’école. Elle avait ensuite été mutée au Parquet de Toulon. Puis elle avait subitement quitté la magistrature. On retrouvait sa trace dans les réseaux sociaux pour professionnels où elle indiquait avoir occupé plusieurs postes de juriste d’entreprise dans des sociétés de production musicale. Elle ne semblait pas faire très attention aux photos d’elle qui circulaient sur le net. On l’y voyait en bikini, verre ou cannette de bière à la main, au bord de piscines privées et au milieu d’autres fêtards. En y regardant de plus près, je m’aperçus qu’elle s’était fait photographier aux côtés d’étoiles déchues des années yéyé. Elle semblait avoir participé à de nombreuses soirées blanches qu’un grand producteur français avait données régulièrement dans sa villa de Saint-Tropez. Au fil de mes recherches, je commençai à comprendre que Suzanne avait dû rencontrer un homme qui travaillait dans ce milieu et qu’elle avait choisi de le suivre. Il devait s’appeler Georges et devait sans doute avoir exercé des fonctions de management dans ces sociétés de production. Ils ne s’étaient pas mariés, mais elle avait eu une fille qu’on pouvait voir sur les photos et de nombreux posts. Elle s’appelait Virginie et avait visiblement fait des études d’ingénieur. Sur la page de Virginie, on pouvait voir la maison de Feucherolles qui avait l’air très cossue. Suzanne Flandrin semblait ne manquer ni d’argent ni d’amis ni d’amour. Cette femme était, comme l’avait expliqué Odile, bien intégrée dans la société, très active et semblait parfaitement équilibrée. Son passage par le Parquet m’indiquait qu’elle ne pouvait être qu’une personne rationnelle et bien ancrée dans le réel et en qui un flic pouvait avoir confiance.
Pour compléter mon dossier, j’appelai mon vieux copain Martin Lelouche au SRPJ de Versailles et lui demandai s’il saurait m’obtenir des informations sur Suzanne auprès de la préfecture des Yvelines. Là encore, et pour ne pas éveiller les soupçons, je lui dis être sur une mauvaise histoire d’usurpation d’identité dont cette personne prétendait être la victime.
— Et pourquoi ne fais-tu pas la demande toi-même ? Me demanda-t-il.
— Je devrais mais cette affaire me fait chier… me mis-je à mentir. On ne sait même pas si cette histoire de chantage est vraie, mais elle a tellement emmerdé le patron qu’il m’a demandé de chercher pour lui. Si je le fais moi-même cela va prendre trop de temps alors que si c’est le SRPJ de Versailles… hein ? Tu connais les baronnies ! Versailles ne donne pas d’informations à Paris en dehors des procédures et là je n’ai vraiment pas le temps de m’emmerder avec ces conneries !
— Mouais… t’en es où de ton placard ? Ça s’arrange pour toi ?
— Ben non ! Je suis aux chats écrasés et aux merdes du genre de celle dont je te parle… Je ne crois pas que je referai jamais du terrain…
— C’est vraiment dégueulasse ce qu’ils t’ont fait… avec tes états de service ! On est vraiment dirigé par des cons ! Fit-il excédé.
— Je te remercie. Enfin quelqu’un qui me comprend. Mais que veux-tu ? Si je veux un jour retrouver ce qui fait la joie du métier, il faut que j’en passe par là.
— Ouais… je comprends. Ok ! T’inquiète Léo ! Je vais t’obtenir cela !
Et voilà ! Cette andouille de Lelouche ne s’était même pas dit que cela faisait déjà plus de quinze ans que je végétais dans un placard et que j’avais perdu toute crédibilité pour aller sur le terrain rien qu’à cause de cela… Sans doute ne s’était-il même pas rendu compte du temps qui avait passé. Le temps défile si vite dans nos métiers qu’on est souvent surpris quand on nous indique la sortie vers la retraite. Un soir, les collègues vous appellent pour fêter un pot de départ et vous apprenez que c’est le vôtre ! Moi, jusque-là, je l’avais attendue avec impatience ma retraite.
Lelouche ne mit qu’une demi-heure à m’envoyer un état civil complet d’une Suzanne Flandrin, célibataire, née un 16 juillet 1979 dans la commune d’Aubusson dans la Creuse. Elle était la fille de Jacques Marie Flandrin et Catherine Adélaïde Agnès Flandrin née Artaud. Tout collait. Jacques était né en 1949 à Metz et sa femme était de Charleville-Mézières, née en 1951. Ils s’étaient mariés en 1977 à la mairie de Metz. L’absence de déclaration de décès démontrait qu’ils étaient encore vivants. En cherchant sur Jacques, j’appris qu’il était un ancien élève de l’ENA et qu’il avait fait toute sa carrière dans la préfectorale. Il avait occupé de 1978 à 1981, au moment de la naissance de Suzanne, le poste de Secrétaire Général de la sous-préfecture de la Creuse à Aubusson. Les cadres supérieurs de la préfectorale changent tous les trois ans d’affectation. Avant Aubusson, il avait commencé sa carrière dans un poste à Saint-Brieuc. Après Aubusson, il avait été promu sous-préfet à Saint-Germain en Laye et avait occupé divers postes à travers la France métropolitaine avant d’être promu préfet de la Guadeloupe. Il avait terminé sa carrière en qualité de préfet de Réserve auprès du Ministre de l’Intérieur. Je me dis que ce nom aurait dû me dire quelque chose mais ni son visage ni son nom ne m’étaient connus. Nous avions travaillé dans la même maison en s’ignorant totalement. En tous cas, lui et sa fille avaient été de grands commis de l’État et cela semblait écarter à priori toute suspicion de penchants pour la chose ésotérique.
Odile et Suzanne me parurent donc des témoins fiables bien que s’adonnant à des pratiques thérapeutiques pour le moins bizarres. Tout ce que m’avait dit Odile jusque-là était vérifié. Ne me restait donc plus qu’à rechercher une certaine Geneviève qui se serait donné la mort dans les environs d’Aubusson dans les années antérieures à 1979. Je ne pouvais obtenir les informations sur la cause de la mort que dans les archives des dossiers de médecine légale qui seraient conservés dans les archives du ministère de la Justice. Encore fallait-il que la mort de cette personne ait été jugée suspecte pour qu’elle ait donné lieu à une autopsie. J’ai entretenu, depuis mes débuts dans la paperasse, une longue relation de confiance avec les Archives Nationales qui est l’organisme qui organise et rassemble toutes les archives publiques depuis la Révolution. Mon ami Georges Daret, avec qui j’avais mené tant d’enquêtes, venait de prendre une retraite bien méritée, mais il avait eu la gentillesse de me présenter à la jeune Emilie Douin qui le remplaçait au pied levé. Georges m’avait invité un jour à déjeuner avant de quitter la noble institution afin de nous mettre en relation. Il avait pris grand soin de me présenter comme la personne à qui il ne fallait jamais refuser un service :
— Léo est un policier qui résout des enquêtes que la justice n’a pas pu régler et ne pourra plus régler parce qu’elles sont prescrites. Pour autant, les familles des victimes de ces affaires sont toujours en attente d’une explication. Léo travaille à leur apporter la réponse. Et moi, je l’aide à faire ce travail nécessaire. Je voulais te le présenter afin que tu reprennes le flambeau.
Emilie s’était dite enchantée de pouvoir m’aider et m’avait assuré de sa coopération. Avec le cas de cette Geneviève, j’allais pour la première fois faire appel à ses services. La chose me stressait un peu, car je n’avais pas fait appel aux Archives Nationales depuis plus de six mois. Je décrochai mon téléphone. À ma grande joie, Emilie me reconnut immédiatement et m’indiqua qu’elle se demandait bien si je l’appellerais un jour. Après un échange d’amabilités, nous parlâmes longuement sur le cas qui m’intéressait et je lui indiquai vouloir obtenir les actes de décès de femmes prénommées Geneviève entre 1900 et 1979 dans la Creuse. Je lui demandai au surplus de rechercher dans les données de l’institut médicolégal du ressort de la Cour d’Appel de Limoges, les synthèses des rapports d’autopsies pratiquées sur des Geneviève dans la même période. Emilie m’indiqua que la recherche allait prendre quelques jours. Ceci fait, je rassemblai mes notes et partis pour le Cher retrouver les copains le lendemain. Ce n’est que dix jours plus tard que je reçus un appel d’Emilie me demandant une adresse mail à laquelle elle pourrait m’envoyer ce qu’elle avait trouvé. J’étais surexcité mais mon enthousiasme fut vite douché. 881 Geneviève avait été déclarées décédées dans la période dans la Creuse ! Deux avaient été autopsiées. L’une en 1969 et l’autre en 1979. À mon grand désarroi je dus éliminer les deux, car l’une était morte visiblement assassinée sous des coups reçus par-derrière et l’autre, bien que probablement suicidée, était morte à une date postérieure à la naissance de Suzanne. Je demandai à nouveau à Emilie si elle pouvait rechercher des articles de la presse régionale relatant des faits divers dont les dates pourraient correspondre à la liste des décès de 879 autres. Elle me demanda encore une quinzaine de jours et put identifier six articles qu’elle me transmit. Le 17 mai 1966, on avait retrouvé Geneviève Aubin, agricultrice à Saint-Pardoux d’Arnet dans le ressort d’Aubusson, pendue dans sa grange. Les gendarmes dépêchés sur les lieux avaient conclu à un suicide. La pauvre femme laissait un mari et deux jeunes enfants, ces derniers ayant retrouvé leur mère en rentrant de l’école. Le mari après une courte garde-à-vue avait été mis hors de cause. Le journaliste s’étendait ensuite sur l’insoutenable condition de vie des agriculteurs en indiquant que la famille Aubin faisait partie de ceux qui n’avaient pas su prendre le train de la modernisation et voyaient leur niveau de vie s’effondrer. Je ne savais pas si Geneviève Aubin était la bonne mais une chose était sûre : elle s’appelait Geneviève, elle avait mis fin à ses jours et non loin du lieu de naissance de Suzanne Flandrin. Au surplus, son décès était antérieur à l’arrivée de Jacques Flandrin au service de la Sous-Préfecture d’Aubusson. Il ne pouvait donc pas en connaître.
Toute cette histoire commençait à sentir drôle. Il semblait que tous les éléments que Suzanne avait rapportés pouvaient être vérifiés. Il ne restait plus qu’à lui faire demander quel était le nom de famille de Geneviève et la boucle serait bouclée. Mais était-ce possible ? Je décidai de reprendre contact avec Odile.