Chapitre 18 : Léo et la protéodie.

En sortant de la DGSI, je retournai d’abord chez moi pour jeter mon téléphone dans la haie du jardin. Puis je pris la direction de la Gare de Lyon où je récupérai le sac qu’Odile m’avait préparé. Je m’étais dit qu’après avoir contacté la DGSI j’aurais trois options à la sortie. La première était celle dont avait parlé Parnois. Ils m’auraient demandé de me joindre à eux pour renforcer leur équipe de recherche. Dans cette hypothèse, j’aurais travaillé de manière officielle sur le cas Suzanne Flandrin. La seconde hypothèse était qu’ils prendraient l’information sans me demander de les rejoindre mais ne me poursuivraient pas pour entrave à l’enquête. Dans ce cas, je rentrai chez moi et je pouvais continuer à travailler en sous-marin. J’aurais fait l’objet d’une surveillance légère de mon activité numérique et téléphonique pour qu’ils s’assurent que j’avais bien arrêté d’espionner les témoins. La dernière hypothèse était qu’Alfonsi soit mis au courant et trouve dans cette affaire secondaire une occasion de me faire tomber pour de bon cette fois. C’est ce qui s’est passé comme je l’avais prévu. En allant à la DGSI, je savais qu’Alfonsi était leur chef. Il avait été nommé deux ans plus tôt à la faveur d’un changement de locataire à Beauvau. Je risquais gros en y allant, mais je ne pouvais pas rester les bras croisés sans leur livrer la conjecture. Alfonsi était un très bon flic. Il avait la trempe d’un Broussard et n’avait pas peur des grands gangsters. C’était un grand professionnel qui respectait la procédure à la lettre. C’était aussi un type rancunier et corse de surcroît. Alors ma faute qui avait coûté la vie à deux supers flics d’origine corse lui avait fait vriller la tête pour ce qui me concernait. Son intervention auprès de Parnois et son insistance à me coller l’IGPN aux fesses n’avait rien pour m’étonner. Avec l’IGPN sur le dos, j’aurais vite été envoyé en maison d’arrêt. C’eût été, à leurs yeux, le seul moyen de s’assurer que je n’interviendrais plus dans l’affaire Suzanne Flandrin. J’avais anticipé cette éventualité en préparant ma cavale.

Arrivé à la Gare de Lyon, je récupérai mon sac et allai me présenter au bureau du gérant de la consigne pour demander à visionner des vidéos. Je prétextai que j’étais sur une enquête pour plusieurs vols dans les consignes des grandes gares de Paris. Comme je m’y attendais, ma carte de police fit des merveilles. L’agent me conduisit devant l’écran de contrôle et me montra comment je pouvais visionner, avancer et reculer dans le temps.

— Ne touchez pas à cette icône-là, me fit-il, cela effacerait vos preuves.

— Combien de temps conservez-vous les images ?

— Normalement un mois, me dit-il, mais ils ont rajouté des caméras sans augmenter la capacité de stockage, alors on doit avoir deux semaines grand max ! Vive l’administration par les cons ! Lança-t-il en me laissant.


Deux semaines, c’était encore trop. Quand je repartis, toute trace du passage d’Odile et du mien avait disparu.

Je lui laissai un e-mail auquel il pourrait me signaler si quelqu’un venait demander après moi à visionner les vidéos. Je prétextai que c’était la technique des voleurs pour effacer les traces de leurs passages.

— Vive les abrutis ! lui répondis-je mentalement en sortant tout en lui souriant.

Je pris un billet de train inter-cité pour Auxerre. L’avantage de ces trains étant qu’ils n’obligent pas à réserver en donnant son identité comme c’est le cas pour les TGV. En route, je réservai une location pour une semaine dans un gîte près du réservoir du Bourdon sur la commune de Saint-Fargeau dans l’Yonne. À Auxerre, je sautai dans un taxi trop heureux d’avoir une si belle course. En arrivant au gîte, je fus reçu par Emma, une jeune maman de deux charmants bambins qui avait, avec son mari, aménagé un très joli gîte sur leur immense terrain. Afin de m’assurer que j’étais bien en sécurité, je posai quelques questions sur le métier de son homme. Il était architecte et travaillait à son compte à Paris. Ils ne siégeaient pas au conseil municipal et n’avaient pas le temps de participer à la vie associative locale. De parfaits bobos parisiens venus à la campagne et qui n’avaient pas encore créé de liens avec les gens du coin. Pour ma part, je racontai que je venais de perdre un être cher et que j’avais besoin de calme pour me ressourcer. Le gîte était très bien équipé avec télé, wifi et tout le confort moderne.

— Je vais vous régler l’intégralité du séjour maintenant. Il est possible que je doive rentrer chez moi plus tôt que prévu et je voudrais pouvoir être libre de mes mouvements, lui dis-je.

Je sortis dix billets de cinquante euros.

— Ah… mais je ne vais pas pouvoir vous rendre la monnaie, me fit-elle embarrassée.

— Vous faites des confitures à ce que je vois. Je vous en prends un pot et gardez la monnaie, répondis-je.

— Pour ce prix, répliqua-t-elle, je peux vous faire un panier de choses à manger si vous voulez.

Et me voilà comme un coq en pâte dans mon petit gîte avec vue sur le lac. Après avoir profité du bain à bulles, j’ouvrai l’ordinateur portable pour prendre connaissance du rapport d’Odile sur la séance de Suzanne et de son passage chez un certain professeur Bastin. Je l’appelai et échangeai avec elle ce qui me permit de décider de mon plan de travail pour les trois jours à venir.

J’enquêtai d’abord sur ce Jérôme Bastin pour me rendre rapidement compte que l’homme était un cador de la médecine qui n’avait effectivement rien publié sur le COVID. Il avait un siège au sein d’une commission de l’INSERM et donnait effectivement des cours à l’Université Paris Descartes. Je ne trouvai sur internet qu’une seule vidéo d’un cours magistral du professeur. Au niveau publications, il apparaissait dans une trentaine de papiers sur le VIH, Ebola, l’hépatite B et le SARS. Tous ces travaux avaient reçu une bonne note de ses pairs et étaient repris dans de nombreuses publications. On avait affaire à un grand bonhomme de la science médicale officielle. Sa voix semblait peser dans la profession. Compte tenu de ce profil, je validai son analyse du risque pandémique.

J’entamai, ensuite, mes recherches sur la protéodie. Il s’agissait d’une théorie élaborée par un physicien des particules qui prétendait qu’on pouvait modifier la production de protéines dans le vivant en jouant sur des ondes d’échelles. Je ne comprenais rien à tout ce charabia. Je ne mis pas longtemps à trouver des articles de blogs qui semblaient s’adresser à des agriculteurs pour les inviter à tenter l’expérience sur leurs cultures. Tout cela semblait plutôt ridicule. On faisait entendre de la musique à des pieds de vigne comme si les vignes étaient dotées d’oreilles… Des agriculteurs, sans doute payés par les entreprises qui développaient cette technique, témoignaient favorablement. D’autres avaient utilisé la technologie sur du cheptel d’animaux d’élevage. « Les vaches sont fans de Mozart » titrait un article d’un journal en ligne. Selon les éleveurs témoins, la technique avait permis de faire disparaître certaines maladies. Le bénéfice se mesurait selon eux par la réduction de l’emploi d’antibiotiques. En approfondissant, je trouvai, sur les années récentes, de plus en plus d’articles de blogs discréditant la technique. Pour autant, ces articles n’apportaient pas de contre-expertise scientifique mais tournaient en dérision les dirigeants de ces entreprises et l’histoire de l’inventeur, un docteur en physique nucléaire qui avait tenté une carrière de chanteur dans ses jeunes années. Ceci me rappela bizarrement certains épisodes médiatiques à propos du COVID. La pandémie avait été le prétexte à une guerre médiatique mettant en avant les bénéfices des produits pharmaceutiques d’origine occidentale. Toutes les solutions ou analyses venant d’ailleurs avaient été systématiquement discréditées. Ceux qui remettaient en cause les solutions américaines avaient été rapidement qualifiés de complotistes. Pour autant, deux ans plus tard, on vit fleurir de plus en plus de documentaires sur les chaînes grand public et d’essais de gens, très sérieux et bien implantés en librairie, qui semblaient donner en partie raison à ceux qui avaient sonné l’alerte en plein cœur de la pandémie. En allant me coucher, je ne pus m’empêcher de penser que cette agitation des blogueurs au sujet de la protéodie devait cacher quelque chose de sérieux. Ce ne serait pas la première fois qu’une technique qui ne reposerait pas sur un processus industriel complexe serait l’objet de toutes les attaques. Dans un passé ancien, Nikola Tesla, qui avait voulu découvrir le secret de l’énergie libre, s’était vu couper les vivres par le banquier JP Morgan. Celui-ci avait simplement indiqué que cela ne l’intéressait pas si l’énergie ainsi obtenue ne pouvait être facturée à l’utilisateur. La chimie, me dis-je, répond, elle aussi, parfaitement à cette attente des financiers. Je poursuivis le lendemain mes recherches et tombai sur une série de vidéos d’un professeur d’université français qui tentait une explication de la protéodie. Je cherchai un compte de réseau social. Je changeai mon nom au moment de me présenter et lui laissai un message pour lui demander de m’appeler en inventant que j’enquêtai sur une escroquerie à cette technique. Je ne dus pas attendre longtemps pour qu’il me réponde et me donne un numéro de téléphone.

— Professeur Lestonne ? Bonjour, je suis le capitaine Lelièvre de la PJ de Bordeaux.

— Bonjour Monsieur, me dit-il de sa voix grave.

— Je vous remercie d’accepter de me parler. Comme je vous l’ai brièvement indiqué, nous avons reçu plusieurs plaintes de viticulteurs du bordelais qui se seraient fait escroquer par une entreprise leur ayant vanté les mérites de la protéodie. J’avoue ne rien connaître à cette technologie et je comptais un peu sur vous pour m’éclairer…

— Que voulez-vous savoir ?

— J’aimerais que vous m’expliquiez en quoi consiste la technique. Avec des mots simples si possible.

Je sentis que ma question le gênait. Il se racla deux fois la gorge avant de répondre.

— Ecoutez, ce que j’en sais est purement spéculatif… On n’a aucune preuve scientifique que la théorie fonctionne. On n’a que des coïncidences surprenantes.

— Pourtant, j’ai vu l’une de vos conférences dans laquelle vous avez l’air d’être plus affirmatif que cela…

Il se racla à nouveau la gorge.

— C’est du spectacle. Les gens qui viennent dans ces colloques veulent entendre parler de choses nouvelles. Alors on leur donne ce qu’ils attendent. Ils ont payé assez cher leur place pour cela…

— Vous voulez dire que la protéodie est une escroquerie ?

— Oh non ! Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai seulement voulu vous expliquer pourquoi on paraît plus emballé dans un colloque. Il faut susciter des vocations de chercheurs. Vous n’intéressez personne si vous énoncez de prime abord que la technologie dont vous allez parler en est au stade des conjectures. Mais c’est pourtant bien ce qu’il en est quand on parle de la protéodie. Je trouve personnellement que la théorie est assez séduisante. Nous ne sommes pas nombreux à nous y intéresser. Mais la science actuelle est tellement verrouillée par l’industrie que tout ce qui permettrait de changer de paradigme est directement attaqué. Les enjeux sont énormes économiquement.

— Vous parlez de théorie, mais les gens qui sont venus porter plainte ont payé des sommes parfois importantes pour un traitement de leurs vignes. On n’est plus dans la conjecture là, Professeur.

— Ecoutez, que des gens prennent leurs désirs pour des réalités, cela a toujours existé. Moi, je m’en tiens à vous dire que la théorie n’est pas encore démontrée par des résultats probants. On espère qu’elle peut constituer une alternative aux pesticides et aux engrais, mais aucun budget sérieux de recherche n’a encore été débloqué pour travailler sur des expériences scientifiques.

— J’ai lu que certains éleveurs avaient fait des essais sur du bétail…

— Oui, j’ai vu cela aussi. Et certains s’en sont mordu les doigts…

— Comment cela ?

— La protéodie part du postulat que tout est vibration. Si vous avez regardé mes conférences sur le sujet, j’explique qu’on pourrait imaginer un passage, par un jeu de transposition de fréquences, d’une onde de matière que de Broglie a découverte au niveau quantique à une onde électromagnétique puis une onde mécanique comme le son. Les êtres vivants sont des objets piézoélectriques qui ont la faculté de transformer une onde mécanique en onde électromagnétique. Par êtres vivants on considère tout le monde végétal et animal. D’autre part, certaines expériences encore controversées auraient prouvé que l’onde électromagnétique pourrait avoir un effet sur les ondes de matière au niveau quantique. En raccourci, on pourrait modifier la structure de la matière par une onde électromagnétique. Si vous avez ce genre de connexions, on postule qu’un son ou plutôt une séquence de sons peut activer ou inhiber la production de certaines substances qu’on trouve dans les êtres vivants, comme les protéines par exemple. Les protéines font partie des messagers, mais elles ne sont pas les seules, qui déclenchent dans le vivant toutes sortes de mécanismes. Vous comprenez ?

— Oui, jusque-là je vous suis…

— Bien. Si vous pouvez activer la production d’une protéine par une chaine de fréquences comme je vous l’indiquais, vous pouvez aussi inhiber cette production en jouant la suite de fréquences à l’envers… En fait, ce n’est pas exactement à l’envers, mais disons cela pour simplifier. C’est ce qui, selon toute vraisemblance, a créé des problèmes dans certaines expériences sur le bétail. La protéodie n’est pas un truc anodin.

Alors que, quelques minutes plus tôt, il affirmait que rien n’était prouvé, il semblait soudain moins sur la retenue. Il poursuivit :

— Si ce que je pressens est vrai, cela peut faire le plus grand bien comme le plus grand mal… Je suis étonné que vous n’ayez pas de plaintes d’éleveurs à cause de cela.

— Il y en a peut-être, mais pour l’instant je suis saisi de dossiers n’impliquant que des viticulteurs, lui mentis-je. Vous savez, dans le Bordelais…

— Oui, c’est effectivement assez logique… fit-il.

— Quels problèmes, lui demandai-je, ont rencontré ces éleveurs ? Vous avez des cas précis ?

— Le prion, fit-il.

— Le prion ?

— La vache folle, vous connaissez ?

— Oui, bien entendu.

— Eh bien, je parle sans certitude, car je n’ai pas vu les dossiers vétérinaires, mais pour autant que j’en aie eu connaissance, il me semble bien que dans certains cas, les éleveurs avaient testé la protéodie. Le prion est une conformation anormale d’une protéine que les mammifères produisent naturellement. Il n’est pas impossible que la modification de conformation puisse être provoquée par la chaine d’ondes protéodique.

— Et sur l’homme ? Savez-vous si des tests auraient été faits ?

— Sûrement, oui. Il y a des gens assez fous pour faire n’importe quoi dans ce bas monde vous savez !

— Ce seraient donc des tests clandestins ?

— Évidemment ! Aucune autorité de santé un tant soit peu responsable n’autoriserait de tester une technologie de ce genre sur l’homme avant d’avoir plus de certitudes sur les plantes et l’animal.

— Vous êtes certain ?

— Catégorique ! J’ai moi-même eu à connaître du cas d’un chercheur qui, ayant écouté une protéodie qui ne lui était pas destinée, avait fait un grave accident…

— De quel genre ?

— Accident vasculaire cérébral…

— Eh bien ! En effet, c’est plutôt dangereux.

— C’est très dangereux ! Répéta-t-il avec fermeté.

Je le remerciai de ces éclaircissements avant de le quitter. « Nom de Dieu ! » me dis-je en raccrochant. Et Suzanne qui avait dit à Odile qu’elle était entrée dans un essai clinique sur la protéodie ! J’appelai Odile immédiatement.

— Que dites-vous ? Fit-elle incrédule.

— Autant que je le sache, il n’existerait pas d’essais cliniques autorisés sur cette technologie. Mais je ne tiens cela que d’un professeur d’université. Peut-être n’est-il pas bien informé ?

— Je vais chercher de mon côté, dit-elle. Je dois passer quelques coups de fil.

Le soir-même, elle me rappela en me certifiant que Lestonne avait dit vrai. Il n’existait aucun essai clinique sur cette technique. Nous restâmes un moment à échanger sur le fait de savoir comment Suzanne avait eu connaissance de cette thérapie. Elle avait dit avoir été contactée par un ami de Georges sans donner plus d’information. Odile avança un instant que cet ami ne devait pas exister et qu’en fait Suzanne aurait pu tester la technique sur elle-même sans rien demander à personne

— Mais Odile, objectai-je, de ce que m’en a dit Lestonne, il faut de sacrés connaissances biologiques et physiques pour élaborer une protéodie. Suzanne, sauf à ce qu’elle nous ait bien roulés dans la farine, n’a aucune compétence dans ces domaines !

— C’est exact. Cela ne colle pas !

— Je vais chercher cet ami de Destouches. On sera vite fixé.

Ce soir-là, je reçus un email de mon gérant de consigne de la Gare de Lyon. Nous dialoguâmes rapidement.

— Bonjour, Lieutenant. Comme vous me l’aviez demandé, je vous informe que des types se sont pointés pas plus tard qu’aujourd’hui pour me réclamer les vidéos.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Je les leur ai données. Ils avaient des cartes de flics… Et j’ai vu qu’ils ont effacé des séquences. Je voulais vous prévenir. Sûrement que ces types sont de faux flics…

— Vous avez noté leurs noms ?

— Oh oui ! J’ai tout fait comme vous me l’aviez conseillé…

L’IGPN n’avait pas mis longtemps à retrouver ma piste. Ils avaient dû tomber sur mon scooter que j’avais pourtant garé assez loin. Pas assez visiblement pour les tromper longtemps. J’appelai un taxi et, le soir même, il me déposa à la gare de Bourges où je pris le premier train du matin vers Clermont-Ferrand. De là, je sautai dans un nouveau taxi pour aller à Ceyssat, dans le massif du Puy-de Dôme où j’avais trouvé un nouveau gîte. Le gîte était tenu par une petite grand-mère qui se fit prier pour qu’elle acceptât que je paye immédiatement l’intégralité de mon séjour. Je me dis que toutes ces discussions n’étaient pas bonnes pour ma cavale et qu’il ne fallait pas que j’insiste davantage. Plus vite elle m’oublierait, mieux je me porterais. J’allai faire quelques courses à l’épicerie du village et m’enfermai dans mon antre bien moins confortable que celui que je venais de quitter, mais qui disposait quand même d’une connexion internet.

Je repris mes recherches, sur les réseaux sociaux, des connexions de Georges Destouches. Il y en avait des milliers : des artistes, des producteurs, des tourneurs, des entrepreneurs, des connaissances, de la famille. La tâche serait impossible. Je me couchai désemparé. Vers 3:00 du matin, j’étais réveillé et me remis à la table. Sans l’aide d’un geek, je n’avais aucune chance de réduire le nombre de profils à passer au crible. La mort dans l’âme, j’envoyai à Viktor, par courriel, un message codé que nous avions mis au point : « Je ne comprends pas la moyenne que vous m’avez mise sur mon dernier relevé de notes. Je souhaite que nous en parlions. » Signé Zinedine. Je ne pouvais pas lui laisser un numéro de téléphone, car il était peut-être sur écoute. S’il se souvenait de la combine, il devait me répondre en me donnant un numéro qui ne serait pas écouté. Je me recouchai. Le lendemain, Viktor avait répondu. « Vous avez eu 0 puis 1 aux deux premiers devoirs. Ensuite, 14 en colle et 23 sur 49 et 12 au dernier concours blanc. Cela fait une moyenne de 7,50/20. Que ne comprenez-vous pas ? Venez m’en parler demain à 10:30 ». A 10:30, j’appelai le 01 14 23 49 12…

— Papa ! Où es-tu ?

— Je ne peux pas te le dire. Cela te mettrait en danger…

— Mais qu’est-ce que tu fiches ? Les gens de l’IGPN sont passés à la maison il y a deux jours… ils te cherchent…

— Je sais, fiston. Je vais me rendre mais avant je dois retrouver Suzanne Flandrin. Et j’ai besoin de toi. Ne pose pas de questions, on n’a pas le temps. Prends des notes.

Nous raccrochâmes après trois minutes. Je tournai en rond toute la journée dans ce gîte qui sentait la moisissure. Je m’ouvris bière sur bière jusqu’à ce que la tête me tourne tant que je m’affalai dans le canapé râpé et m’endormis. Je ne me réveillai que vers 19:00 et vis sur l’écran d’accueil de l’ordinateur une notification de message. C’était Viktor qui m’écrivait sous un pseudo. Il avait fait tourner un de ces petits programmes dont lui-seul avait le secret et m’indiqua avoir identifié quarante-deux comptes qui correspondaient à ma recherche croisée. Le message était accompagné d’un fichier dans lequel il avait listé les quarante-deux noms, le type de lien avec Destouches et le secteur d’activité. Quarante-deux comptes ! C’était bien moins qu’avant mais c’était encore énorme. Je me mis au travail en épluchant tout ce que je pus trouver sur internet. Au quinzième compte, je m’arrêtai pour me faire à manger et allumai la télévision à l’heure du journal sur une chaîne nationale.

« On est sans nouvelle du petit William Hoggan qui aurait été enlevé ce matin à l’Hôtel Patresco dans la chambre de sa mère à Nice… »

Le nom me fit sursauter. Je lâchai la carotte que j’étais en train d’éplucher et fonçai sur mon ordinateur pour ouvrir le fichier de Viktor. Je ne m’étais pas trompé. Un certain Edwin Hoggan y figurait. Je me retournai vers la télé.

«… le nourrisson qui est l’enfant du magnat de la tech Edwin Hoggan, aurait disparu peu après 9:00 ce matin… »

Cela faisait trop de coïncidences ! Je repris mes recherches en épluchant les sites des sociétés qu’Edwin Hoggan dirigeaient. L’homme avait fait fortune en lançant une plateforme de streaming audio et vidéo qui faisait fureur en Occident. Comme nombre des majors du net, il ne s’était pas arrêté là et avait lancé de nombreux programmes de recherches sur l’ordinateur quantique et l’intelligence artificielle. En recherchant le mot « Proteo » sur tous ses sites, je finis par tomber sur une actualité qui ne faisait pas plus de trois lignes. Un an plus tôt, Hoggan était entré au capital d’une start-up nommée Proteox. Proteox, comme son site internet le clamait, était une société qui développait des protocoles à base de protéodie pour l’agriculture. Ils indiquaient vouloir obtenir les agréments de la FDA américaine pour commencer des essais sur l’homme. Il fallait que j’en parle. Je rappelai le Professeur Lestonne.

— Excusez-moi de vous déranger si tard, lui dis-je en guise d’introduction. Je voudrais savoir si le nom de Proteox vous dit quelque chose ?

— Pas le moins du monde…

— Il se trouve que cette société basée en Irlande effectue des recherches sur la protéodie. Elle indique sur son site internet vouloir obtenir les agréments de la FDA aux États-Unis pour lui permettre de lancer des essais cliniques sur l’homme. Vous n’en avez pas entendu parler ?

— Non… franchement, vous me l’apprenez. Mais comme je vous l’ai dit, je doute qu’ils obtiennent les autorisations.

— Proteox est une filiale de Rapstrack, la plateforme de streaming à la mode. Vous connaissez ?

— Oui, j’y suis moi-même abonné. Leur catalogue est intéressant…

— Quel intérêt, Rapstrack aurait-elle à investir dans Proteox ?

Il ne mit même pas une seconde à répondre, comme s’il avait toujours connu la réponse à cette question.

— Diffuser de la protéodie en masse ! Je ne vois que cela ! J’imagine que les dirigeants de Rapstrack se voient, comme tous ces géants de l’internet, en bienfaiteurs de l’humanité. Ils voient sans doute dans le mariage de la protéodie et des plateformes de streaming un moyen de faire beaucoup d’argent un jour en s’attaquant au marché de la pharmacie… Ce serait une sacrée révolution ! Imaginez plutôt. Vous achèterez un médicament sonore au lieu de pilules chez le pharmacien. Vous imaginez la taille du marché ? C’est la fortune assurée !

— Et si on balance une saloperie ? Lui demandai-je.

— On crée un putain de problème, répondit-il. C’est pour cela que je vous dis qu’ils n’auront jamais les agréments…

— Comment pourraient-ils balancer une saloperie ? Poursuivis-je. Cela ressemble à quoi une protéodie ?

— C’est de la musique. Une courte musique de quelques secondes. Une protéine, c’est environ 100 à 200 notes…

— Mais s’ils mettaient une protéodie en ligne, on saurait l’identifier ?

— Pas forcément… vous pouvez l’incruster dans un morceau plus long. Il doit même être possible de la faire jouer derrière un morceau très connu, de manière subliminale, et personne ne s’en rendra compte.

Nous gardâmes le silence qu’il coupa.

— Je ne comprends pas toutes ces questions. N’étiez-vous pas sur des plaintes de viticulteurs ? Après votre coup de fil, j’ai regardé les articles sur ces sujets. Ils semblent plutôt se plaindre de charlatanisme…

— Je vous remercie Professeur, lui répondis-je avant de raccrocher sans autre explication.

Je pliai le soir même mes affaires, déposai mon dû à l’attention de la propriétaire et appelai un taxi pour qu’il me ramenât à Clermont-Ferrand. De là, je louai une voiture et pris la route d’Aubusson.