Chapitre 20 : La juge.

Je suis Marie-Ange Arnal, juge d’instruction au tribunal judiciaire de Guéret. J’ai eu à instruire, comme dernière affaire au terme d’une longue carrière, le cas de l’assassinat du petit William Hoggan et du meurtre présumés de madame Suzanne Flandrin. L’auteur présumé était un certain Léo Degois, lieutenant de Police. L’affaire semblait réglée d’avance tant les choses paraissaient simples dans le dossier des enquêteurs. Pourtant, au fil des auditions, cette affaire nous laissa et laisse encore, à moi et mon greffier, un véritable sentiment de malaise.

Monsieur Degois était un homme à l’aspect peu avenant. De taille moyenne, à l’embonpoint prononcé, mal rasé, presque chauve, un gros nez à moitié caché sous une paire de lunettes à écailles mal nettoyées. La dernière phalange de l’index et du majeur de la main droite étaient jaunies par la nicotine. Il dégageait une impression d’absence totale de soin que contrebalançait un regard bleu profond et ce qui m’apparût, dès le premier contact, comme une grande profondeur d’âme à laquelle je ne m’attendais pas. L’homme était un ancien grand flic qui avait été déchu de son grade et remisé dans des fonctions subalternes après ce qui avait été jugé par ses supérieurs comme une faute professionnelle très grave. Il avait donc de quoi ruminer sa frustration et en vouloir à la société.

Les rapports préliminaires de la Gendarmerie, de l’IGPN et de la DGSI incriminaient Léo Degois. Selon ces rapports, il avait poursuivi Suzanne Flandrin, allant même jusqu’à espionner ses consultations chez son médecin, s’était servi d’elle, en la manipulant ou en la contraignant pour la mener à aller enlever l’enfant d’un magnat de l’internet et sûrement réclamer une rançon. Il se trouve que ce magnat était un ami d’un homme avec qui Suzanne Flandrin avait eu une fille. Cette proximité avait sans doute conduit Degois à identifier la pauvre femme pour mener à bien son plan. L’absence de demande de rançon semblait, selon les enquêteurs, attester que si le plan de Léo Degois s’était parfaitement déroulé jusqu’à l’enlèvement, quelque chose avait sans doute déraillé ensuite. La perspective d’enlever un nourrisson lui étant sûrement insupportable, madame Flandrin aurait décidé te tenter de soustraire l’enfant aux projets criminels de Degois en essayant de disparaître au lieu de rejoindre Degois qui devait l’attendre dans la région de Clermont-Ferrand. Une course poursuite se serait alors engagée entre la femme en fuite et le policier ripous qui se serait terminée dans le fin fond de la Creuse près d’un moulin abandonné. Pour les gendarmes, il ne faisait aucun doute que Degois avait provoqué, sans doute dans un accès de rage, la chute de Suzanne Flandrin. Alors qu’elle portait l’enfant dans les bras, elle avait fait une chute de vingt mètres dans le gouffre où on les avait retrouvés. Certes, Degois s’était signalé immédiatement aux gendarmes et n’avait pas tenté de fuir, mais, selon l’IGPN et la DGSI, c’était une tactique habile de Degois pour faire croire qu’il enquêtait et voir écarter les soupçons sur lui. Il avait même poussé le vice à se rendre lui-même quelques jours auparavant à la DGSI pour déposer sur ce qu’il avait dit savoir de Suzanne Flandrin. Les chefs de mise en examen étaient lourds : enlèvement et séquestration de mineur, assassinat d’enfant et meurtre. L’affaire avait immédiatement fait grand bruit alors que la France entière avait suivi l’épisode de l’enlèvement sur toutes les radios et télévisions. Lorsque le parquet de Guéret annonça avoir retrouvé l’enfant et ses kidnappeurs, très vite la photo des protagonistes de l’affaire avaient circulé. Tout au long de l’instruction, le Tribunal dut subir le siège d’une foule de journalistes et de manifestants en colère qui réclamaient la tête de Degois à chacun de ses passages à mon cabinet.

Léo Degois fût introduit par les gendarmes dans mon bureau pour une seconde audition. On lui retira les menottes et il vint s’asseoir accompagné de son avocat en face de moi.

— Bonjour Monsieur Degois.

— Bonjour Madame la Juge, me répondit-il.

— Hier nous avons évoqué les faits qui ont conduit à la mort de Madame Flandrin et du petit William Hoggan qu’elle portait visiblement dans les bras. Vous niez avoir été à l’origine de cette chute et indiquez que vous n’étiez arrivé sur les lieux qu’après. Mais j’aimerais bien comprendre…

— Comprendre quoi ? Madame la Juge , me coupa-t-il. Comprendre comment une femme aurait pu enlever un enfant, un bébé de surcroît, et se jeter avec lui dans un gouffre la tête la première pour être sûre de ne pas rater son coup ? Mais, avec tout le respect que je vous dois, vous ne pouvez pas comprendre, madame la Juge… et moi non plus. C’est incompréhensible pour un être humain disposant de toutes ses facultés mentales. C’est contre-nature, voyez-vous …

— C’est exactement ce que je pense. C’est tellement contre-nature que l’histoire que vous voudriez me faire croire est vraiment peu plausible. Vous ne semblez pas vous rendre compte de l’énormité de la version des faits que vous défendez. On n’a jamais vu une femme comme Madame Flandrin, ancienne magistrate et dont rien, hormis son psoriasis, n’était venu jusque-là perturber une vie des plus banales et apparemment des plus heureuses, se lancer dans un rapt crapuleux allant jusqu’à l’élimination d’un nourrisson. Cela ne tient pas et vous le savez comme moi…

— Je sais, madame la Juge, toutes les apparences sont contre moi et les raisons qui m’ont amené à entrer dans cette affaire jusqu’à me retrouver ici devant vous sont inaudibles.

— Oui… je dois dire que vous ne manquez pas d’imagination, Monsieur Degois. Il y a de quoi écrire un roman de vos déclarations aux gendarmes ! Ces histoires de reconstitutions de vies antérieures, de conjectures mathématiques, de traitement médicamenteux administré par voie de musique… mais où allez-vous chercher toutes ces idées ? Si vous vous ennuyez en prison, travaillez ce filon monsieur Degois ! Vous avez du talent pour raconter des histoires extraordinaires !

— Je vous comprends, madame la Juge. Comment puis-je vous convaincre que tout ce que j’ai dit est vrai ?

— A quoi bon vous enfoncer, monsieur Degois ? Avouez donc que vous avez monté ce rapt d’enfant et que vous avez poussé Suzanne Flandrin dans le gouffre ! C’est quand même le plus simple ! Avouez que vous vouliez soutirer une rançon du rapt de l’enfant et que les choses ont mal tourné et…

— Je n’ai jamais eu de contact avec Suzanne Flandrin ! S’écria-t-il soudain. Vous pouvez chercher partout, vous ne trouverez aucune trace d’une quelconque communication entre Suzanne Flandrin et moi ! Or si j’avais du vouloir approcher la famille de monsieur Hoggan par l’ex-maîtresse de son ami Georges Destouches, comme l’ont inventé les gars de l’IGPN, il aurait bien fallu que j’entre en contact avec elle ! Ne serait-ce que pour lui donner des instructions. Vous avez vérifié ?

— Non mais je ne vais pas engager les deniers de la justice pour répondre à cette question. Vous êtes policier et vous connaissez très bien les méthodes pour passer sous les radars. Je sais parfaitement que vous avez tout prévu.

— Alors, fit-il, je vais prendre perpette parce que le juge d’instruction ne veut pas faire son travail…

Son avocat fit taire son client avant que je n’explose et m’indiqua qu’il déposerait une demande d’actes visant à établir que son client n’avait jamais été en contact avec madame Flandrin.

Nous nous revîmes trois mois plus tard. J’avais reçu le rapport des enquêteurs sur la possibilité de communications entre Leo Degois et Suzanne Flandrin.

— Asseyez-vous monsieur Degois. J’ai du nouveau. J’ai décidé d’accéder à la demande de votre avocat d’entreprendre toutes recherches visant à démontrer l’existence de relations et/ou de communications entre vous et madame Flandrin. A la lumière du rapport que j’ai sous les yeux et dont mon greffier tient une copie à l’attention de votre avocat, je dois admettre qu’ils n’ont trouvé aucune trace de communications entre vous et madame Flandrin, ni téléphoniques ni dans vos ordinateurs ni sous aucune autre forme. Néanmoins, ils ont retrouvé trace d’un échange avec sa fille dans laquelle vous vous faites passer pour son père ! Encore une de vos manipulations ! Quoiqu’il en soit, cela n’exclut pas du tout la possibilité de rencontres. Dans la rue ou dans un parc…

— Mais, Madame la Juge, avec tout le respect que je vous dois, vous êtes-vous posé la question de savoir comment une relation entre madame Flandrin et moi aurait pu échapper à la filature de la DGSI ? Je vous rappelle que j’ai provoqué la saisine du parquet contre l’avis de mon supérieur et que le parquet a décidé, sur la base du procès-verbal que j’avais établi, de saisir le contre-espionnage. Ces gens ont dû tout de suite mettre les protagonistes de l’affaire sous surveillance très serrée.

— Possible, mais vous n’avez produit ce PV qu’un mois et demi après votre première rencontre avec le docteur Lebrun-Théron. Pendant tout ce temps, avant la mise en place du dispositif de surveillance, il vous était possible de communiquer avec madame Flandrin. N’est-ce pas ?

— Si j’avais voulu me compliquer encore plus la vie, en supposant que j’aurais fait ce que vous dites, je n’avais qu’à mettre le contre-espionnage dans le coup ! C’est ridicule ! Une fois la DGSI dans l’affaire, si j’avais dû donner des instructions, comme ils le prétendent, à madame Flandrin, elle aurait dû déjouer un dispositif de surveillance auquel personne ne sait se soustraire pour venir me voir. Toute cette théorie défie le bon sens ! Il s’est passé plus de quatre mois après la saisine du parquet ! Je n’aurais pas pu tenir Suzanne Flandrin aussi longtemps sous mon joug. Il aurait bien fallu que je garde le contact pour la tenir ! Et quand bien même, si j’avais exercé une quelconque pression malveillante sur une Suzanne Flandrin sur la défensive, ne pensez-vous pas qu’elle aurait fini par détecter qu’elle avait une surveillance sur le dos et qu’elle serait allée d’elle-même les voir pour me confondre ? Cela ne tient pas… j’aurais pris bien trop de risques à jouer ce jeu-là !

Je restais pensive. Degois venait de marquer deux point coup sur coup.

— Sans doute ne s’est-elle pas aperçu de cette surveillance… Je ne sais pas encore comment vous avez procédé ni de quel moyen vous disposiez pour vous assurer la coopération de Suzanne Flandrin contre sa propre volonté, mais je trouverai… Je trouverai sûrement. Ce que je constate c’est que vous deviez avoir très bien organisé votre dispositif pour avoir le culot de vous présenter à la DGSI et vous dénoncer vous-même d’avoir, soi-disant, continué d’enquêter après le transfert du dossier au contre-espionnage ! Expliquez-moi d’ailleurs ce point ! Pourquoi avez-vous décidé de partir en cavale après être passé à la DGSI ? Tous ces faits ne militent pas en faveur de votre bonne foi.

— J’ai pris cette décision quand j’ai compris que Suzanne Flandrin allait disparaître. J’étais dans les bureaux de la DGSI quand le directeur d’enquête est venu dire devant moi à son second qu’elle arrêtait sa thérapie chez le Docteur Lebrun-Théron. C’était le signe pour moi qu’elle allait passer à l’action puisque Georges Destouches avait délivré son message ! Comme je l’ai déjà dit aux enquêteurs, j’ai pensé que madame Flandrin était partie à la recherche de la petite âme perdue et, compte tenu du dossier à charge contre moi que le Directeur de la DGSI avait transmis aux bœuf-carottes, je n’aurais plus pu travailler longtemps à la rechercher… Alors je me suis caché.

— « La petite âme perdue… ». Oui. J’ai lu cela dans le dossier… c’est votre truc çà. De grâce, épargnez moi vos délires !

— Avez-vous interrogé monsieur Parnois de la DGSI ? C’était lui le directeur d’enquête. Il sait de quoi je parle.

— Oui, évidemment. J’ai entendu monsieur Parnois. Il est aujourd’hui convaincu que toute votre histoire était une vaste blague. Il s’en veut d’ailleurs de ne pas avoir compris plus tôt que toute cette affaire était un leurre pour vous permettre de développer vos plans crapuleux.

— Je vois… fit Degois. Je vois que tout le monde me lâche… Je ne vous demande pas de me croire Madame le Juge mais écoutez bien ce que je vais vous dire. Ce que m’a appris cette enquête est que nous sommes bien autre chose que de simples animaux sur cette Terre. Il m’est devenu aujourd’hui évident que notre âme est capable de vivre plusieurs existences. Nous naissons, nous vivons pour mener un projet dont nous n’avons absolument aucune conscience et nous mourrons pour renaître plus tard. Chaque existence que nous menons est une manière de faire avancer le projet de l’âme qui nous anime. Évidemment, le projet de notre âme n’a rien à voir avec tous les projets qui nous occupent sur cette Terre où nous expérimentons la plus grande des difficultés. Nous sommes en permanence en mode survie. Pensez-y. Que se passerait-il si vous perdiez tout demain matin ? Combien de temps allez-vous survivre dans la rue, dans le froid sans l’aide de vos prochains ? Quinze jours. Vous êtes seulement, ici assise confortablement derrière votre bureau, à quinze jours de votre mort. Vous n’y pensez pas consciemment, mais vous le savez pourtant bien car, chaque matin, vous vous levez et venez travailler ici pour ne pas tomber dans cet abîme. Le projet de l’âme qui animait Suzanne Flandrin était de retrouver une de ces âmes perdues qui avait mal tourné et prenait un malin plaisir à exécuter un projet destructeur. Elle a fini par l’attraper. Je n’en ai été que le témoin. Mais imaginer les choses de la sorte pour nous autres, ici, dans cette réalité bien pénible, reviendrait à casser le modèle et c’est pour cela que cette simple évocation vous est insupportable. Je vais payer pour le savoir et j’en accepte l’augure…

Il se referma et ne dit plus rien lors de l’entretien. Rien ne se passa pendant deux mois jusqu’à ce que je reçoive un jour un appel du docteur Lebrun-Théron qui demandait à me revoir.

— Je suis venue vous voir car je considère que monsieur Degois est injustement maintenu en examen dans l’affaire Suzanne Flandrin, me dit-elle d’entrée.

— Vous avez de nouvelles révélations à me faire ?

— Oui.

— Je vous écoute.

— J’ai aidé Leo Degois dans son enquête même après avoir signé ma déposition. Il n’a pas espionné mes séances avec Madame Flandrin dans mon dos. Nous avions mis un dispositif en place ensemble pour qu’il puisse continuer à avoir accès aux informations que Suzanne Flandrin délivrerait sous hypnose.

Je la coupai.

— Vous vous rendez compte que vous êtes en train de me dire que vous vous êtes rendue complice des agissements de Degois. Je vous rappelle qu’il est mis en examen pour le rapt et l’assassinat de l’enfant Hoggan et le meurtre de Suzanne Flandrin !

— Je sais ce que je fais, madame la Juge. Léo n’est ni l’auteur, ni l’instigateur du rapt de l’enfant. C’est Suzanne Flandrin qui était programmée pour trouver l’enfant et le tuer. C’est ce qui est ressorti de ce qu’elle a dit lors de ses séances d’hypnose chez moi.

— C’est du moins ce que Degois et vous, désormais, voudriez nous faire avaler.

Je pris un temps de réflexion car je ne comprenais pas pourquoi cette femme venait se jeter comme cela dans les griffes de la justice. Étais-ce par remord ? Je feuilletai les premières pages du dossier.

— Si j’en crois ce qui est dans le dossier, repris-je, vous êtes une cousine éloignée de Léo Degois ?

— C’est exact. Nous sommes cousins par nos mères.

— Ecoutez, madame Lebrun-Théron, il est très louable de votre part de vouloir innocenter votre cousin mais…

— Je ne le fais pas parce que Leo est mon cousin ! Coupa-t-elle. Je le fais parce que la vérité doit prévaloir ! Léo a résolu cette affaire, ce dont la DGSI, qui avait été mobilisée, s’est montrée incapable de faire malgré tous les moyens à leur disposition. J’en sais quelque chose puisque c’est moi qui ai dû les mettre sur la voie de Georges Destouches. Ils avaient mis mon cabinet sur écoute et sont venus un jour me demander ce qu’ils devaient comprendre des dires de Suzanne lors de ses séances. C’est Léo, lui, qui a su donner du sens à tout ce qu’elle disait.

— J’ai reçu ces messieurs de la DGSI et ils ne sont pas de votre avis. Ils pensent avoir été victimes d’une manœuvre qui avait pour but de couvrir les véritables buts de Leo Degois.

— Mais c’est moi qui suis allée le chercher ! Il n’a rien inventé !

— C’est exact mais c’est sûrement après avoir compris le potentiel de Suzanne Flandrin pour son besoin d’argent que Degois a élaboré son plan. Vous lui avez livré une chance inespérée.

Je pus lire sur son visage le désarroi. Il me sembla qu’Odile Lebrun-Théron venait de comprendre qu’elle avait sans doute elle-même été victime de son cousin machiavélique. Je poursuivis :

— Expliquez-moi quel était ce dispositif que vous aviez mis en place avec Degois ?

Elle me raconta la caméra cachée dans un interrupteur qu’elle pouvait activer pendant les séances de Suzanne Flandrin et dont Degois pouvait récupérer les images et le son. Elle me dit encore qu’ils avaient communiqué très régulièrement au moyen de téléphones aujourd’hui détruits ou disparus et même le jour du meurtre.

Je convoquai Léo Degois deux semaines plus tard.

— Je vous avais dit, monsieur Degois, que je finirais par trouver comment vous aviez pu communiquer avec Suzanne Flandrin, lui fis-je d’entrée.

— Je vous répète que je n’ai jamais communiqué avec Suzanne Flandrin ! Fit-il assez énervé.

— Vous non. Mais madame Lebrun-Théron, si ! Et vous avez communiqué avec le docteur tout au long de cette affaire selon ses propres aveux. Il vous était alors tout à fait possible de faire passer vos instructions à Suzanne Flandrin par son intermédiaire… J’envisage d’ailleurs de mettre madame Lebrun-Théron en examen pour complicité dans cette affaire… Je ne saisis pas encore quel était son intérêt de vous aider mais puisqu’elle a maladroitement reconnu l’avoir fait…

Léo Degois me fixa d’un regard incrédule.

— Odile ? En examen ? Lança-t-il.

— Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement au vu de ses déclarations ? Fis-je en le fixant.

— Mais repassez les écoutes de la DGSI. Si un message a été passé par Odile à Suzanne, vous devriez pouvoir l’entendre. Je suis sûr que vous ne trouverez rien, dit-il très calmement.

— Je ne vais pas faire ce que vous me conseillez. Il y aurait des mois d’écoute à repasser ! Je crois que le dossier est assez clair. La cour d’assise fera la lumière si elle le juge nécessaire… dis-je excédée.

— Me permettez-vous de parler à mon avocat ? Fit-il.

— Nous allons sortir, répondis-je en faisant signe à mon greffier de me rejoindre dans le couloir. Je vous donne cinq minutes. Prenez ce temps monsieur Degois.

Au retour, Degois passa aux aveux après un long préambule :

— Je comprends que je ne parviendrai jamais à vous convaincre que c’est Suzanne Flandrin qui s’est rendue coupable du rapt et qu’elle n’avait aucune intention de réclamer une rançon mais que son seul but était de tuer l’enfant. Enfant qui aurait dans trente ans d’ici provoqué un meurtre de masse arrivé aux commandes de l’empire industriel que son père est en train de construire aujourd’hui. Je comprends que la DGSI se satisfait de ce résultat et qu’elle ne révèlera jamais au public qu’il y ait eu une menace terroriste mettant en jeu les plateformes de streaming et une technologie encore balbutiante à ce jour, la protéodie. J’imagine qu’ils sont tout occupés à verrouiller le danger de ce côté-là et c’est tout ce qui compte… Je comprends que la justice réclame un coupable pour l’assassinat d’un bébé et que la société ne peut se satisfaire d’une explication qui mettrait en cause une femme même si la justice a déjà eu affaire à des femmes infanticides, mais c’étaient leurs propres enfants. Je comprends que le fait que Suzanne Flandrin soit une ancienne magistrate, procureure de surcroit, n’en fait certainement pas une coupable idéale pour la Justice alors qu’un vieux flic désargenté, que toute la profession prend pour un tocard, cela fait moins désordre dans le décor… Et je comprends enfin qu’Odile a voulu m’apporter son soutien à ses risques et périls mais vous feriez une erreur judiciaire à aller poursuivre une femme qui n’a rien fait d’autre que de vouloir sauver la vie d’une centaine de millions de personnes. Compte tenu de tous ces éléments, je vais vous dire ce qui s’est passé. Je suis le seul responsable de la mort de Suzanne Flandrin et de celle de l’enfant de ce salopard de Hoggan. Oui, j’étais à la recherche d’un coup qui me permettrait de refaire ma vie bien grise. J’avais en tête depuis plusieurs années de faire un gros coup qui me rapporterait beaucoup d’argent. Lorsqu’Odile est venue me voir avec son histoire à dormir debout, j’ai étudié le personnage Suzanne Flandrin. J’ai eu tôt fait de comprendre qu’elle pouvait être le moyen de s’approcher de grands du show-business et qu’il y avait possiblement beaucoup d’argent à faire de ce côté-là. À vrai dire, je ne savais pas encore comment j’y parviendrais mais à force de recherches et de persévérance j’ai identifié Hoggan et sa femme qui allait donner naissance à leur premier enfant. J’ai tout de suite vu le moyen de monter un enlèvement et de se faire payer une belle rançon. J’ai lancé l’affaire Flandrin pour créer un énorme nuage de fumée. Personne ne pourrait me suspecter si j’avais été à l’origine de l’histoire. Avant même cela, j’avais pris contact avec Suzanne Flandrin dans la rue un soir alors qu’elle rentrait chez elle. C’était avant que la DGSI ne la mette sous surveillance. Je lui ai dit ce qu’elle avait révélé lors de sa seconde visite au docteur Lebrun-Théron et que je ne pourrais lui éviter des ennuis graves que si elle coopérait. Elle devait prétexter une visite amicale à la femme de Hoggan pour enlever et me remettre l’enfant. Tout avait été planifié. Je lui dit que si tout se passait comme convenu, j’enterrerais la déposition d’Odile Lebrun-Théron. C’est comme cela que je la tenais. Lorsque l’enfant est né, il n’y avait plus qu’à agir et c’est ce que nous avons fait. Mais cette conne de Flandrin a voulu me doubler. Je l’ai compris quand je ne l’ai pas vue arriver au point de rendez-vous que je lui avais indiqué. J’ai compris qu’elle avait décidé de me soustraire l’enfant. Je l’avais forcée à utiliser un téléphone doté d’un mouchard GPS. Je n’ai pas eu de mal à la localiser. Je l’ai poursuivie et je l’ai coincée du côté de Saint-Pardoux d’Arnet. Elle a réussi à m’échapper et au terme d’une course poursuite je l’ai rattrapée à côté du vieux moulin au-dessus de la ferme des Derveaux. Il était vers dix heures du soir. Elle avait l’enfant dans les bras et elle criait. J’ai pris peur et j’ai voulu lui prendre l’enfant, mais elle s’est mise à courir dans le noir. Puis j’ai entendu un cri et plus rien. J’ai éclairé l’endroit avec mon téléphone et j’ai compris qu’elle avait chuté dans le gouffre et qu’il n’y avait plus rien à faire. Je suis alors reparti vers le village et c’est là que j’ai parlé avec le Maire. Puis je suis allé passer la nuit dans la cour des Derveaux.

— Vous avez déclaré que c’était le vieux Derveaux qui vous avait mis sur la piste de la Fosse aux Fées. Sa femme et son fils ont confirmé les faits. Comment expliquez-vous cette coïncidence ?

— Je ne sais pas. Sans doute ont-il entendu le cri mais n’ont rien dit… Je ne me l’explique pas autrement.

Léo Degois signa sa déposition et quelques jours plus tard, Joël, mon greffier, m’apporta l’ordonnance de renvoi en Cour d’Assise. C’était mon dernier dossier. Le lendemain, j’allais prendre deux mois de congés avant de prendre une retraite bien méritée. Une fois l’ordonnance signée, Joël me tendit le courrier du jour.

— Tenez, me fit-il. Vous le traitez ou bien voulez-vous que je le réserve à votre remplaçant qui commence la semaine prochaine ?

— Non, Joël. On va faire notre office jusqu’au bout. Mais allons d’abord boire ce pot et je regarderai cela en venant reprendre mes affaires avant de partir. Je déposerai le tout sur votre bureau.

De retour au cabinet, j’attrapai ma serviette et un carton d’objets personnels que j’avais collectionnés en 33 ans de vie professionnelle, mais me ravisai en pensant au courrier. Je le décachetai rapidement. Il contenait deux lettres. La première émanait de la Section de Recherche de la Gendarmerie qui m’informait de résultats d’investigations que je me souvins avoir commandée dans les premières heures de l’affaire. Le rapport concernait l’analyse du téléphone qu’on avait retrouvé dans la voiture qui avait amené Suzanne Flandrin au lieu-dit La Fosse aux Fées. Pressée d’en finir, je glissai la pièce dans le dossier sans rien en faire de plus.

L’autre courrier était une circulaire ministérielle. Je la jetai immédiatement dans la poubelle me disant que le Premier Président du Tribunal en ferait une synthèse comme d’ordinaire et que cela ne concernerait plus désormais que mon successeur. Le jour de l’audience en Cour d’Assises, celle-ci me revint à l’esprit lorsque la Présidente me demanda si je pensais avoir pris suffisamment au sérieux le sujet de la protéodie dans l’affaire Degois. Cette circulaire portait en effet sur les dangers de cette technologie et invitait les procureurs et juges d’instruction à se former à ce nouveau sujet…

Au bénéfice du doute, dans la mesure où il ne fut pas possible de prouver qu’il avait poussé Suzanne Flandrin dans le gouffre, Degois fut seulement condamné à 10 ans de réclusion pour rapt d’enfant.

Ce n’est que quelques semaines plus tard, dans ma vieille maison en Dordogne, après plusieurs nuits sans sommeil, que je ressentis que j’avais sans doute envoyé ce pauvre Degois en prison par erreur. Chaque nuit, une petite voix me répétait que j’avais bâclé l’instruction. Par flashes, je revoyais la note des gendarmes qui indiquait que le téléphone de Suzanne Flandrin n’avait borné qu’à deux heures du matin. Degois avait dit que tout s’était passé la veille vers vingt-deux heures… Elle indiquait en outre que le GPS du téléphone était en défaut et qu’il n’avait pas été possible de retracer avec précision le parcours de Madame Flandrin. Degois n’avait donc pas pu la localiser par un mouchard comme il l’avait dit. La voix m’accusait de ne pas avoir voulu entendre son histoire et d’avoir laissé un innocent se faire délibérément condamner. Je me mis à parler seule dans ma cuisine. Je m’écriai, pour me défendre, qu’il n’existe rien dans le droit qui permette de prendre en compte ce qui défie le tangible… Comment expliquer à un collège de juges et de jurés qu’un nourrisson a été assassiné par une femme car il aurait été animé par une âme potentiellement mal-faisante et extrêmement dangereuse… La société demandait une explication admissible ! De toutes manières, je ne pouvais pas faire autrement !