Chapitre 3 : Odile raconte la seconde consultation de Suzanne, la catastrophe.
Je partis de la maison avec une boule au ventre ce matin-là. J’avais décidé de suivre les conseils de Jean et avais informé Duthour que j’acceptais de tenter quelque chose avec Suzanne Flandrin tout en lui répétant que ce n’était qu’un essai et qu’il devrait me soutenir dans le cas où la tentative de thérapie échouerait à avoir des effets sur la maladie visée.
— Je vous demande de bien expliquer à madame Flandrin que nous faisons un essai, lui avais-je dit. Rappelez-lui que ce n’est pas d’ordinaire dans ce domaine que j’interviens. Indiquez-lui que je serai dans l’obligation de lui faire signer une décharge de responsabilité en cas d’échec ou d’aggravation de son cas. Heymann est peu clair à ce sujet, mais il indique que, dans certains cas, la thérapie peut déclencher des effets non souhaités…
— Oui… oui… oui ! Ne soyez pas tant angoissée ! Voilà deux mois que vous vous préparez, vous ne ferez pas de sottise. J’ai une confiance totale en vous ! Mais, vous avez raison. Je vais bien briefer Suzanne et lui indiquerai vos conditions.
— Elle ne va pas mieux ?
— Hélas ! Non…
Rendez-vous fut pris pour la semaine suivante et nous y étions. Je fis entrer Suzanne dans mon cabinet. Je m’étais au préalable assurée que la matinée serait libre de tout autre engagement. Je lui rappelai les conditions de l’intervention et lui tendis la décharge que les avocats de Jean avaient préparée.
— Nous allons mettre un protocole en place. Je vais enregistrer la séance en vidéo. À la fin de la séance, je vous soumettrai à un questionnaire qui nous permettra de constater les éventuels ressentis positifs et négatifs que vous voudrez bien me faire connaître. Soyez franche, même si ce que vous ressentirez vous paraîtrait devoir être caché ; c’est dans votre intérêt. Plus j’en saurai, mieux ce sera pour la conduite de la thérapie. Ensuite, si vous le désirez, je vous ferai visionner la vidéo. Certains patients préfèrent ne pas savoir ce qu’ils ont dit. C’est aussi votre droit. Cela ne change rien à la thérapie, car c’est votre inconscient qui est concerné. Avoir connaissance consciente de ses turpitudes ne change rien à son état.
En disant cela, j’eus la désagréable impression d’être une usurpatrice, bien consciente que je recrachais, comme un perroquet ignare, ma lecture du livre de Heymann.
— Que peut-il bien se passer de pire que ce que je vis aujourd’hui ? demanda Suzanne.
— Si comme le pense le Professeur Duthour, l’irruption du psoriasis est à rapprocher d’un souvenir enfoui dans l’inconscient profond, celui-ci pourrait être fort désagréable. On enfouit rarement les bons souvenirs. Vous comprenez ?
— Oui… Vous m’effrayez un peu…
— C’est normal. Je dois vous prévenir. Ce que nous allons faire n’est pas anodin et il est essentiel que vous vous lanciez en pleine conscience du fait que vous pourriez vous révéler une partie sombre et refoulée de votre existence. Certaines personnes se souviennent de ce qu’elles ont dit, d’autres pas…
— Ai-je le choix ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Oui. Vous pouvez toujours reculer et y réfléchir. Nous ne sommes pas obligées de commencer aujourd’hui. C’est vous et vous seule qui décidez.
Après un instant de réflexion elle me remit la décharge signée.
— Allons-y Docteur… On a tout essayé… Je n’ai rien à perdre… Peut-être pourriez-vous me dire ce que vous allez me faire explorer ?
— Cà ! je n’en sais pas plus que vous pour l’instant. Je vais pratiquer une hypnose non directive. C’est-à-dire que c’est vous qui menez l’exploration. Je peux vous aider à avancer en vous posant des questions, mais je ne vous donnerai jamais d’instruction.
Elle ne posa pas plus de question. Je l’installai confortablement sur le divan et m’assis à côté d’elle après avoir vérifié le cadrage et enclenché la caméra vidéo installée sur un trépied au bout du divan. Je lui pris la main et entamai la procédure d’induction en lui indiquant de compter de 900 à 0 de trois en trois. Je lui parlai doucement en l’invitant à se détendre et je sentis qu’elle partait très vite dans un état d’hypnose profonde. Je me souviens m’être fait la réflexion qu’elle était encore un meilleur sujet que Jean. La séance pouvait commencer et j’entamai le voyage par une question rituelle.
— Pouvez-vous chercher dans votre passé un moment agréable ? Dites-moi quand vous l’aurez trouvé.
Au bout d’un court instant, elle remua les lèvres, comme si elle mâchouillait quelque chose. Je poursuivis :
— Y êtes-vous ?
— Moui…
— Que faites-vous ?
— Je mange des bonbons…
— Où êtes-vous ?
— Chez Mamie Jeanne…
— Qui est Mamie Jeanne ? Votre grand-mère ?
— Moui…
— Elle vous a donné des bonbons
— Non… je les ai volés… dans sa boîte au-dessus du buffet…
— Elle ne vous voit pas ?
— Non… elle est sortie dans le jardin et… j’en ai profité pour monter sur une chaise et j’ai pris la boîte… Elle n’aimerait pas me voir faire cela…
— C’est interdit ?
— Oui ! Mais j’avais trop envie d’en prendre un…
— Quel âge avez-vous ?
— Cinq ans…
— Vous aimez faire des choses interdites ?
— Non ! J’ai peur ! Mais c’est tellement bon ! Les bonbons au chocolat… Tellement bons !
Elle dit ces derniers mots avec une voix de petite fille. La recherche d’un souvenir de plaisir quand bien même elle me disait ressentir de la peur était une manière pour moi de vérifier que nous pouvions contrôler le voyage. Tout semblait fonctionner comme prévu. Je lui suggérai de remonter plus loin dans le passé à la recherche d’un autre moment heureux. Elle dit :
— Quelqu’un m’attrape dans ses mains. De grosses mains… Elle sourit.
— Qu’est-ce qui vous fait sourire ?
— La femme qui me tient dans ses mains… elle me sourit… Elle dit : c’est une fille !
Nous étions déjà arrivés au jour de sa naissance… La chose ne me surprit pas, car j’avais déjà expérimenté cette situation avec Jean. Je lui posai encore quelques questions sur ce jour et lui demandai ce qu’elle ressentait. Du bonheur, le sein de sa mère, les caresses, la chaleur, la douceur. Rien n’avait l’air traumatisant. Je lui demandai si elle pouvait avancer dans le temps à la recherche d’un moment plus pénible. Elle fit un bon de vingt-deux ans en avant, au jour où son fiancé Étienne lui annonça qu’il la quittait. Elle se mit à pleurer mais finit par reconnaître qu’elle ne pouvait lui en vouloir. Elle dit ne pas avoir été très ouverte à ses demandes et qu’après tout, c’était une fin logique. Nous cherchâmes encore d’autres moments pénibles et en trouvâmes mais rien de bien dramatique. Cette femme semblait avoir eu une vie des plus banales sans avoir subi aucun drame qu’elle aurait pu vouloir cacher. Tout cela semblait corroborer le diagnostic du psychiatre. Je lui demandai de continuer à chercher dans son passé un moment plus pénible. Et là ! Quelque chose se passa.
— Je ne veux pas être là !
— Où êtes-vous ?
— Je vais prendre chair dans le ventre de ma mère ! Mais je ne veux pas devenir ce bébé ! Pauvre petit bébé ! Il ne mérite pas cela !
— Pourquoi ne voulez-vous pas être ce bébé ?
— Je ne veux pas y retourner ! Je leur ai dit ! Je ne veux pas y retourner.
— A qui avez-vous dit que vous ne vouliez pas y retourner ?
— A ceux qui m’ont renvoyée ! Ils m’ont dit que je n’avais pas fini mon travail ! Qu’il fallait que j’y retourne !
Je sentis que l’on tenait quelque chose d’intéressant, un fil à tirer. Sans trop y croire, je tentai quelque chose :
— Voulez-vous retourner à ce moment où vous avez parlé avec ces gens ? Je compte jusqu’à trois. A trois vous y serez. Un, deux, trois !
Elle se recroquevilla en se tournant sur le côté et en remontant les genoux contre son ventre, ses bras refermés sur les tibias. Son visage prit une expression d’épouvante. Je la regardai un peu effrayée moi aussi et allai me décider à chercher à mettre fin à la séance quand je me rappelai les conseils de Heymann. « Ne jamais terminer une séance sur un moment difficile ». Je me ravisai et cherchai un moyen de sortir de là.
— Où êtes-vous Suzanne ?
— Je ne m’appelle pas Suzanne. Je m’appelle Geneviève.
— Très bien Geneviève. Où êtes-vous ?
— Il fait noir… c’est gluant et humide. Il y a des gens-là ! C’est noir ! J’ai froid !
— Qui sont ces gens ?
— Des damnés ! Fit-elle d’une voix rauque avec un air de dégoût. Je leur dis de ne pas m’approcher… ils essaient de m’attirer vers eux… je ne les vois pas, mais je sais qu’ils sont là !
— Ils vous veulent du mal ?
— Non… ils disent qu’il faut que je les sauve… mais je ne peux rien pour eux. Moi aussi j’ai fait la bêtise…
— La bêtise ? Quelle bêtise ?
— Je suis là parce que j’ai mis fin à mes jours… Tous ceux qui mettent fin à leurs jours passent dans ce trou crasseux et puant ! Je les sens, leurs mains essaient de m’agripper…
— Vous vous débattez ?
— Pas la peine, je vais bientôt sortir de ce trou. Je vais remonter vers la lumière.
— Quelqu’un vous attend dans cette lumière ?
Son visage se radoucit.
— Oui… il est là. Je le sens. Je ne le vois pas encore, mais je sens qu’on se rapproche…
— Qui est là ?
— Celui qui s’occupe de moi. On a tous quelqu’un pour s’occuper de nous…
— Il vous parle ?
— Oui. Il me demande pourquoi je suis là… Il me dit que je n’aurais pas dû… Que je n’ai pas fini ce que j’avais à faire…
— Qu’aviez-vous à faire ?
— Ce n’est pas clair… je ne sais pas ce qu’il veut dire… il me parle d’une petite âme perdue que je devais retrouver…
— Une autre âme ?
— Oui une petite âme perdue… c’est comme cela qu’il l’appelle…
— Comment s’est-elle perdue ?
— Elle n’est pas vraiment perdue… elle erre entre ici et là-bas… Il me dit qu’elle va encore faire du mal et qu’il faut que je la retrouve avant la catastrophe… mais je n’en sais rien moi ! J’ai beau lui dire que je ne peux pas la retrouver, il me dit qu’il n’y a que moi qui puisse le faire… et que je dois retourner…
— De quelle catastrophe parle-t-il ?
— Je ne sais pas… enfin… si… je sais… mais je veux lui faire croire que je ne sais pas. J’en ai assez !
Je répétai ma question.
— De quelle catastrophe parle-t-il ?
— Des morts… des millions de morts… À chaque fois qu’elle prend vie sur Terre, elle provoque des morts et il faut qu’on l’arrête. Il n’y aurait que moi pour la retrouver. Cela fait déjà pas mal de temps que je la cherche mais à chaque fois elle m’échappe… Il me dit que la prochaine fois sera pire que tout ce qu’on a connu… Il me dit qu’en me suicidant j’ai peut-être causé la mort violente de millions d’êtres…
— D’êtres humains ?
— Ben oui ! De qui voudriez-vous que je parle ? Me fit-elle sur un ton de reproche.
Toute cette séquence commença à me mettre mal à l’aise. Je crois ne pas trop me vanter en disant que je suis plutôt équilibrée. Bien ancrée dans le réel et le présent, je partage ma vie entre mon travail et ma famille et je réussis plutôt bien à les concilier. Jean, qui fait de l’équitation et s’est trouvé une nouvelle passion pour les voitures de collection, me reproche parfois de ne pas prendre assez de temps pour moi. Pourtant, j’aime aller jouer au golf avec un groupe d’amies aux Haras de Jardy une fois par mois. Depuis deux ans on a monté une équipe et on s’inscrit sur des compétitions dès que viennent les beaux jours ; nous n’aimons pas trop jouer sous la pluie… On commence toutes à se piquer au jeu de faire descendre notre index. La meilleure d’entre nous joue quand même 15. Moi je ne suis que 28 mais cela me suffit. Je me rends compte que si je voulais progresser, il me faudrait aller taper des balles tous les week-ends et cela, je ne le veux pas. Et puis, il y a la natation. Je vais nager un kilomètre chaque semaine à la piscine de Versailles. J’ai commencé il y a dix ans lorsque nous habitions encore cette ville. J’y ai mes habitudes. Cela me délasse et me permet de faire le point. J’avoue que je ne rechigne pas à entretenir mon corps. J’ai besoin que Jean me trouve belle. C’est important. D’ailleurs, j’emmène souvent Amélie et Bénédicte avec moi, à tour de rôle, faire du shopping. C’est agréable maintenant qu’elles sont grandes. On se fait des virées le samedi en copines pour aller dénicher de bonnes affaires. J’ai eu peur, un instant, que Bénédicte ne reste un incorrigible garçon manqué, mais elle m’a fait, l’autre jour, la stupeur de s’acheter une jupe. Je pense qu’elle grandit. À vrai dire, ce qu’on pourrait me reprocher c’est de ne pas assez m’intéresser à l’actualité. Mais je n’ai pas le temps. J’écoute parfois la matinale dans la voiture en allant au cabinet et cela me suffit. Toutes ces nouvelles désastreuses du monde ne servent qu’à faire un peu plus déprimer les gens. Mon père est un gros lecteur de la presse nationale et régionale. Il n’a d’ailleurs que la politique comme sujet de conversation. Avec Jean, ils s’entendent à merveille pour ça ! Je n’ai pas attrapé ce virus. Je trouve qu’on s’apitoie trop sur les gens à problèmes. On ne parle pas assez de ceux qui vont bien, de la France qui se lève tôt le matin pour aller bosser. J’ai été élevée par des parents qui m’ont inculqué de bonnes valeurs. Du moins, c’est ce qu’il me semble. Je vote régulièrement. J’ai quand même laissé tomber la messe du dimanche assez tôt, car je ne pouvais plus supporter ces hypocrisies. Je trouve que les églises sont remplies de bonnes intentions dominicales qui ne trouvent pas vraiment à se réaliser du lundi au samedi. Maman est furieuse que nos filles ne soient pas baptisées. Parfois, je vais quand même poser un cierge à Notre Dame, sans doute par atavisme. C’est plus pour perpétuer une tradition qu’autre chose. Cela me rappelle ces moments de l’enfance, car j’aime bien cette odeur de cire brûlée. On le faisait régulièrement dans les églises de Lyon avec ma grand-mère maternelle qui était une caricature de la grande bourgeoise très pieuse. Il nous arrive avec Jean d’assister à des messes pour des funérailles ou des mariages. Je m’amuse en me rendant compte que je ne sais même plus dire un crédo sans me tromper. Deux amies militent bénévolement, l’une au Secours Catholique, l’autre à la Croix-Rouge. J’ai toujours refusé de les rejoindre malgré leur insistance. J’ai déjà toute la bobologie de mes patients au cabinet, je n’ai pas besoin de passer mes week-ends à contempler l’autre versant de la misère du monde. Au global, je dois reconnaître que je suis très heureuse dans ma vie. Jean me fait l’amour une fois par semaine. Je n’ai que des problèmes de riche et je ne m’en cache pas. Tenez, par exemple, ce soir il faut absolument que je réponde à la demande de Jean d’aller passer une semaine aux Maldives tous les deux en amoureux. Après, il sera trop tard, m’a-t-il dit. Moi, j’avais envie d’aller à la Réunion cette fois-ci. C’est cela le genre de problème que je dois gérer, bien loin des bizarreries dans lesquelles Suzanne Flandrin, faisant parler une certaine Geneviève, était en train de m’entraîner.
Sans doute par un mécanisme de défense, je tentai tout de suite de me rassurer en me rappelant que Heymann avertissait ses étudiants qu’il ne fallait pas tout prendre pour argent comptant et que certaines personnes pouvaient très bien raconter, en état de conscience modifiée, des histoires qui relevaient du phantasme. Toute la difficulté, disait-il, est de le détecter. Bizarrement, je ressentis soudain un désir irrésistible d’en avoir le cœur net. Cette Geneviève me racontait-elle des balivernes ou faisait-elle la relation d’une conversation qui avait réellement eu lieu ? Bien que nous travaillions déjà depuis plus d’une heure, je poursuivis :
— Et finalement, avez-vous obéi ? Etes-vous retournée ?
— Oui ! Il ne m’a pas laissé le choix ! Mais je n’ai pas pu retourner dans le corps de Geneviève… trop amoché !
— Comment êtes-vous retournée alors ?
— J’ai dû redescendre dans la vallée des fleurs. Même si je ne voulais pas, j’ai été emportée dans le flux…
— Et que s’est-il passé ensuite ?
— J’ai dû choisir des parents… Ils ont été sympas ! Ils m’ont laissé le choix cette fois. Enfin pas trop quand même, car je devais choisir mes futurs parents dans le coin où Geneviève était morte.
— Pour continuer vos recherches ?
— Oui ! Pour reprendre là où j’avais laissé les choses en plan !
— Et qui avez-vous choisi ?
— Deux petits jeunes très gentils. Je les connaissais un peu. Je ne voulais plus me retrouver avec des parents à problème ! J’avais déjà donné ! Ah çà ! Non !
— Vous vous souvenez de leurs prénoms ?
— Oui, c’était Jacques et Catherine ! Elle, elle était toute douce. Ce devait être une de ses dernières incarnations… très expérimentée !
— Et lui ?
— Lui aussi. Un homme gentil. Très doux avec Catherine. Je n’ai pas eu de mal à les choisir… Encore heureux qu’on ne m’en ait pas empêchée !
— Quel est leur nom ?
— Elle s’appelle Catherine Artaud et lui c’est Jacques Flandrin.
Flandrin ! Ce dont Geneviève me parlait là était donc bien sa réincarnation en Suzanne Flandrin. Lorsque je lui demandai ce qui se passait ensuite, elle me raconta sa naissance et revécu la scène de cette grosse sage-femme qui la prenait dans ses grosses mains et lui souriait tout en s’écriant « C’est une fille ! ». Je la laissai encore profiter des premiers moments de tendresse maternelle et ramenait doucement Suzanne dans ce monde.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, comme tous mes autres patients, Suzanne eut l’impression de revenir de très loin. Je lui laissai le temps de recouvrer ses esprits et nous passâmes comme convenu au questionnaire. Elle me dit qu’elle avait l’impression d’être en retard ou qu’elle avait oublié de faire quelque chose, mais elle ne savait trop quoi. Elle ne sentait pas de mal-être. Machinalement elle posa ses mains sur ses joues et fut déçue de constater que la peau abîmée était toujours là.
— Non… si quelque chose doit se passer, ce ne sera pas tout de suite, lui dis-je. Je ne sais pas si ce que vous avez révélé pendant cette séance touche à une cause possible de ce qui vous arrive mais… peut-être… Voulez-vous que je vous résume en grande ligne ce qui s’est passé ?
Elle prit un long temps de réflexion puis, à ma grande surprise, dit :
— Non. Ne m’avez-vous pas dit vous-même que cela ne changerait rien au résultat ? Si ce que j’ai exploré est lié à ma maladie, cela devrait suffire. Je ne crois pas avoir envie de savoir… Mon inconscient le sait, lui, et cela me va comme cela…
Elle sembla chercher encore quelque chose en fouillant dans ses poches et dit encore :
— C’est fâcheux ! J’ai la drôle d’impression d’avoir perdu ou oublié quelque chose, mais je ne sais pas quoi ! Je n’ai aucune raison d’avoir ce sentiment… Je n’avais rien d’autre à faire que de venir vous voir… Cela fait toujours cela Docteur ?
— Je ne sais pas. Mes patients ne me disent pas toujours tout… lui répondis-je.
Avant de la laisser partir, je lui indiquai que j’analyserais le contenu de la séance et que j’essaierais, sans lui en parler comme elle me l’avait demandé, d’identifier si nous pouvions avoir mis le doigt sur quelque chose. Je devais reprendre contact avec elle dans la semaine pour lui fixer un autre rendez-vous.
Une fois seule, une question me tarauda. Suzanne serait née pour se mettre à la recherche d’une personne dans ce monde dont le but aurait été de causer la mort violente de millions d’autres personnes. Quel délire ! Je me mis derrière mon écran et commençai à rouvrir le dossier de Suzanne. Elle était née le 16 juillet 1979. Puis je cherchai sur internet les plus grandes calamités que l’humanité ait connues. Sans surprise je trouvai les épisodes de peste, la grippe espagnole, la première et la seconde guerre mondiale, la Shoah, les famines organisées par Staline en Ukraine, le massacre d’un quart de la population cambodgienne par Pol Pot, la guerre du Vietnam, la guerre des Balkans, la guerre d’Irak, et le COVID-19 et tant d’autres. Pour la plupart de ces calamités, Suzanne était disqualifiée puisque née bien après. Les dernières calamités, aussi affreuses fussent-elles, n’avaient pas fait autant de morts violentes qu’elle avait semblé le dire… Se pouvait-il que la calamité dont elle avait parlé soit encore à venir ?
Je ressassai cette question sans en parler à personne, même pas à Jean, pendant près d’une semaine avant de me décider, étreinte par une angoisse de plus en plus forte, d’essayer de trouver de l’aide…