Chapitre 9 : Odile raconte la cinquième consultation de Suzanne.
Le jour où j’étais allée au commissariat pour signer ma déposition, Léo m’avait prévenue que si l’anti-terrorisme était saisi de l’affaire, l’une des premières mesures qu’ils prendraient serait de me mettre sur écoute et de truffer mon cabinet et mon logement de mouchards. Ni lui ni moi ne pouvions l’empêcher. Quoi que l’on fasse, aucune place forte ne leur résiste et il est impossible de détecter s’ils sont passés. Il considéra donc qu’il fallait agir vite pour aménager un canal de communication entre lui et moi. S’il voulait m’aider, dit-il, il devait pouvoir enregistrer les séances de Suzanne. Je protestai énergiquement, mais il fit moult efforts pour me convaincre que c’était ma seule garantie de ne pas me retrouver seule à gérer cette histoire. Il m’envoya le jour même un jeune patient qui à peine entré dans mon cabinet posa une très discrète caméra de surveillance sonorisée cachée dans un faux interrupteur sur le mur en face du divan. Il me remit un petit boitier de la taille d’une pile bouton qu’il agrafa au revers du col de ma blouse qui me permettait d’activer et d’arrêter le flux vidéo vers Léo qui pourrait ainsi enregistrer le son et les images. Dès le lendemain de ma convocation à la DGSI nous nous revîmes. Il m’apprit à reconnaître une filature et me déconseilla d’essayer de la semer pour ne pas éveiller les soupçons. C’est pourtant ce qu’il fit pour m’emmener aux Tuileries. Il me remit un téléphone doté d’une carte prépayée et me demanda de n’utiliser que ce canal pour l’appeler sur un numéro qu’il me donna. Puis, nous parlâmes de Suzanne.
— Nous ne pourrons pas produire les enregistrements devant un juge, car ils auront été pris de manière illégale, me dit-il.
— Pas les miens, objectai-je. Pour autant, je doute que ce que dira Suzanne pourrait être exploité directement. Les dires sous hypnose sont de plus en plus faits de généralités plus on s’enfonce dans le passé…
— Il faut repartir de cette séquence où… il chercha ses mots puis repris, l’entité lui parle de sa mission manquée et tirer le fil. Je tâcherai d’identifier des éléments à vérifier et j’enquêterai.
— Pour cela, dis-je, je vais devoir faire une entorse à la méthode. Normalement je ne dois pas lui donner d’instruction directe.
— Vous trouverez le moyen… me répondit-il. Il faudrait que vous rapprochiez les rendez-vous. Pensez-vous que cela soit possible ?
— Je peux lui proposer deux rendez-vous par semaine. Plus, elle ne voudra pas.
— Très bien. Pouvez-vous faire de longues séances ? Plus nous récolterons d’information à chaque séance plus nous irons vite si nous devons réussir. On fera le point sur les pistes à creuser. C’est moi qui vous appellerai.
— Au-delà d’une heure, cela devient difficile. J’ai d’autres patients.
— Vous avez sûrement raison. Dès que vous aurez placé les rendez-vous, envoyez-moi les dates et horaires par ce moyen, il me montra le téléphone.
Nous nous quittâmes et ne devions plus nous revoir avant la fin de toute cette histoire. Nous ne communiquâmes plus que par ce téléphone.
Deux jours plus tard je recevais à nouveau Suzanne bien décidée à tenter d’aller droit au but. Je l’amenai progressivement vers le moment de sa naissance puis devant son guide.
— Il me demande ce que je fais là…
— Que vous dit-il exactement ?
— Il dit « tu n’a pas terminé ton travail. Tu devais me ramener la petite âme perdue. »
— Que lui répondez-vous exactement.
— Je dis « je ne sais pas de quoi tu parles…"; il dit « la petite âme perdue que tu recherches depuis longtemps déjà, tu sais bien qu’elle va faire du mal, beaucoup de mal, encore plus de mal que tout ce qu’elle a fait jusqu’à présent. »
Assez étonnamment, elle semblait répéter mot pour mot des dialogues complets. Il semblait que je pouvais lui demander plus de détails et qu’elle m’en donnerait.
— Pouvez-vous rechercher plus avant dans le passé un de ces moments où vous la cherchiez ? Dites-moi quand vous y serez.
— Je suis dans un jardin. C’est presque l’été. Les arbres sont chargés de fruits. Il y a quelqu’un dans le jardin avec un chapeau de paille. C’est un jardinier. Un autre homme lui parle. Il se dirige vers une volière. Il m’a vu. Il m’appelle. Je m’approche. C’est un évêque. Monseigneur de la Rochardière.
Elle serre les poings.
— Quelque chose ne va pas ?
— Je n’aime pas ce type. Il est fourbe.
— Il vous veut du mal ?
— Non je ne crois pas, mais il est faux. Je le sens.
— Que vous dit-il ?
— Il me dit qu’il est fier de ses passereaux. Il se vante d’en avoir 68 couples de races différentes.
— Quel jour somme nous ?
— Nous sommes le 10 juin 1878.
— Comment vous appelez vous ?
— Maxime de Hautecour. Je suis séminariste.
— Revenons à Monseigneur. Que vous dit-il encore ?
— Rien. Il me reproche de ne pas m’intéresser à ses passereaux. Mais je m’en fiche moi des piafs. Il me dit que j’ai tort. Et de toutes façons il ne m’a pas ennuyé longtemps : le lendemain il est mort. Mauvaise chute de cheval ! Bon débarras !
Le lendemain de cette séance Léo m’appela :
— On n’a rien à tirer de la séance d’hier. J’ai cherché sur le web, ces personnages sont totalement inconnus. J’ai demandé à mon amie Émilie des archives nationales de voir si elle obtenait quelque chose. Rien. Vous auriez dû lui demander le lieu où cela se passait. Vous avez oublié la consigne. Avec les registres paroissiaux on pourrait vérifier s’il n’y a pas une piste. La prochaine fois n’oubliez pas.
Léo n’avait pas tort. Je m’étais affranchie un peu vite de ses consignes. Pour autant, je lui indiquai que si cet évêque avait été notre homme, « que voulez-vous qu’il fasse en 2022 ? ». Il répondit :
— J’ai parcouru quelques chapitres intéressants d’un bouquin écrit par une Américaine. Elle était toubib comme vous et elle raconte que ses patients savaient reconnaître les âmes derrière les personnes de leur entourage. Elle ne dit pas si tous savaient le faire, mais elle relate plusieurs fois ce genre de situation. Par exemple une fille se marie dans une vie avec celui qui était sa mère dans une vie antérieure, etc. Des histoires abracadabrantes ! Elle semble avancer que bien souvent les troubles sont liés à ces interactions à répétition.
— Vous en saurez bientôt bien plus que moi Léo ! M’étais-je moqué.
Lors de la séance suivante je cochais toutes les questions. Elle me ramena à son histoire de guerre dans les colonies de la Nouvelle Angleterre, l’embryon de ce qui deviendrait les États-Unis d’Amérique.
— Comment vous appelez-vous ?
— Je suis le capitaine George Tyler du corps des cavaliers de sa Gracieuse Majesté.
— Où êtes-vous ?
— Nous descendons la rivière Mill depuis une semaine. Nous sommes harcelés par les Pequots. J’ai perdu pas mal d’hommes. Y compris mon médecin ! J’ai des blessés qui ne sont pas soignés depuis deux jours.
— Quel jour sommes-nous ? Le 12 août de l’an de grâce 1735. Il fait horriblement chaud.
— Où allez-vous ?
— On vient de la côte Nord et on cherche à rejoindre un endroit rebaptisé Swansea mais tous n’y arriveront pas. Sans toubib, ils n’ont aucune chance. Les soldats encore valides qui sont avec moi ne sont pas infirmiers. Ils font ce qu’ils peuvent mais…
— Qu’est-il arrivé à votre médecin ?
— Il est mort, je vous dis ! S’écria-t-elle. Il est mort de sa sottise en voulant ramener son 39e scalp ! Il les portait en trophées à la ceinture et il n’arrêtait pas de dire qu’il lui en fallait un 39e pour me l’offrir. Il disait que c’était important pour lui. Eh bien, il ne l’a pas eu son 39e… enfin plutôt si ! Il l’a eu mais pas longtemps. Il s’est pris un tomahawk entre les épaules alors qu’il s’en vantait. Il ne faut pas tenter le diable ! Elle agitait le doigt en signe d’avertissement.
— Est-ce vous qui l’aviez choisi pour faire partie de l’expédition ?
— Oh non ! Je le connaissais trop bien. Un sale type qui avait été garçon boucher en Angleterre. Il savait couper une jambe mais pour faire une suture c’était autre chose. Mais puisqu’il savait faire cela on l’avait engagé comme toubib. Et on me l’a refilé ! Je n’ai pas eu le choix.
— Vous l’aviez déjà croisé ?
— Il me suit partout où je vais.
— Vous voulez dire dans toutes vos vies ?
— Oui, il me semble le reconnaître. Je crois qu’il était le père de Geneviève !
— Et pour Suzanne, qui est-ce ?
— C’est Georges. Un sale bonhomme qui l’a engrossée et s’est barré !
J’estimais qu’il fallait faire une pause et analyser tout ce que Suzanne était en train de dire. Je ne voyais rien de précis mais mon intuition me commandait d’arrêter là la séance.
— Il y a visiblement quelque chose avec ces gens qui meurent juste après avoir annoncé un nombre à Suzanne, dit Léo le lendemain.
— Oui, dis-je. L’évêque annonce 68 espèces de passereaux et POUM ! Il meurt ! Le toubib veut acquérir 39 scalps et quand il les a.… rebelote ! Il meurt !
— Et ces événements sont reliés à sa recherche puisqu’ils sont racontés en réponse à votre demande expresse ! Mais 39 et 68 cela ne fait pas des quantités astronomiques de morts !
— Tout dépend de l’unité employée, lui dis-je.
— C’est effectivement une possibilité, convenu Léo, mais cela laisse trop de suppositions. Il faudrait qu’on ait un nombre de ces morts. Comment Suzanne a-t-elle pu parler de millions le premier jour ? Comment le sait-elle ? C’est ce qu’il faut qu’on découvre.
La semaine suivante, je savais ce que je devais obtenir de Suzanne et je l’y emmenai sans grande difficulté en la ramenant devant son guide.
— Que vous dit-il ?
— Il me dit que je n’ai pas terminé mon travail.
Puis plus avant dans l’histoire :
— Vous parlez de nombreux morts, comment le savez-vous ?
— Je parcours le pays et je les compte depuis des mois.
— Vous pouvez les compter ?
— Oui bien sûr. J’ai tout relevé dans mon carnet. Ils sont 6 336 800.
— En êtes-vous certaine ?
— Pourquoi me parlez-vous comme si j’étais une femme, je suis un homme quand même ?
— Vous êtes capitaine c’est bien cela ?
— Non. Je suis pasteur.
Je découvris que la révélation de ce savoir résultait d’un saut immédiat dans une autre vie. Elle poursuivit :
— Ces pauvres gens qui vivaient là gênaient les intrus venus de l’autre côté des mers. Un ordre a été donné d’offrir des couvertures qui avaient servi dans des hôpitaux. Aucun n’a survécu…
— Quand avez-vous compté ces morts ?
— En 1764.
Suzanne me faisait voyager d’époque en époque. Je voulais vérifier la cohérence avec le fait que vingt-neuf ans plus tôt elle avait dit être un militaire.
— Voulez-vous me dire comment a commencé votre vie de pasteur ?
— Je suis né en Écosse.
— Que s’est-il passé avant ?
— Je suis mort.
— À quel endroit ?
— Il n’y avait pas de nom pour cet endroit. Je menais un corps expéditionnaire anglais. Ces terres étaient vierges mais peuplées de sauvages sanguinaires…
Je poussais plus loin pour tout vérifier.
— Que s’est-il passé après la mort du pasteur ?
— Nous avons parlé.
— Avec qui ?
— Avec celui qui s’occupe de moi. Il me parle pour la première fois de cette âme perdue.
— Elle est responsable de ces morts ?
— Oui. C’est elle qui a eu l’idée la première.
— Et après cette discussion, que s’est-il passé ?
— Je suis redescendu dans la vallée des fleurs. Et j’ai pris chair à nouveau.
— Comment s’appelait le bébé ?
— Maxime.
J’avais bouclé la boucle. George Tyler était devenu le pasteur écossais qui était devenu Maxime Hautecour. Léo nous fit faire un grand pas en avant trois jours plus tard lors du débriefing.