Chapitre 14 : Viktor raconte la révélation de la conjecture.
Nous étions un vendredi. Il était midi. Je venais de donner un cours de mécanique quantique à des candidats à l’agrégation. Ces séances sont pour moi une vraie purge, car le niveau des élèves est tel qu’il est interdit de commettre la moindre erreur. Il y a toujours quelqu’un pour vous corriger et c’est assez déplaisant. Je repliai mes notes et m’apprêtai à quitter l’amphithéâtre quand une petite voix fluette m’interpella. C’était Mathilde. Une petite brune à lunettes qui ne levait jamais le doigt en classe et ne se faisait remarquer que par ses tenues un peu excentriques.
— Monsieur Degois ? m’interpella-t-elle.
Je me retournai. Elle était juste derrière moi.
— Oui ? Lui fis-je.
— Je crois que j’ai une solution possible au problème que vous avez laissé au tableau l’autre jour, me fit-elle de sa petite voix.
Je mis un certain temps à retrouver mes esprits.
— Le problème ? Quel problème ? J’étais si crevé que je mis quelques secondes à me le rappeler. Ah oui ! C’est intéressant… fis-je ennuyé.
J’avais un autre cours en tout début d’après-midi et juste le temps de manger un morceau avant de sauter dans ma voiture pour m’y rendre.
— Vous voulez qu’on en parle maintenant ? Lui demandai-je. Je dois manger rapidement, car on m’attend à Saclay pour un cours à 14:00.
— Je pense qu’une variante de la conjecture de Syracuse pourrait être une réponse satisfaisante, fit-elle en me tendant un petit paquet de feuilles.
— La conjecture de Syracuse ? Rafraichissez-moi la mémoire. Mais venez, je vous invite pour déjeuner.
Nous nous rendîmes au restaurant universitaire et une fois installés en bout de table, Mathilde commença son exposé.
— Voilà. Il existe une conjecture qu’on appelle la conjecture de Syracuse ou encore la conjecture de Collatz – Ulman ou encore la conjecture Tchèque. Cette conjecture est l’hypothèse mathématique selon laquelle la suite de Syracuse de n’importe quel entier strictement positif atteint 1. Il s’agit d’une suite que l’on construit de la manière suivante : partant d’un nombre quelconque, si celui-ci est pair vous le divisez par deux. S’il est impair vous le multipliez par trois et vous ajoutez un. Et vous répétez l’opération sur le résultat obtenu. Lorsque vous répétez ces opérations, il arrive un moment où le résultat s’approche indéfiniment de 1.
— Oui ! Cela me dit quelque chose. Ce n’est pas ce truc qu’il ne faut pas essayer de démontrer ? Lui demandai-je.
— Si ! Fit-elle en souriant. Ce n’est pas un vieux problème mathématique. Il n’a été officiellement formalisé qu’en 1928 par Collatz mais personne n’a encore réussi à démontrer pourquoi cette suite se comporte de la sorte. On dit que tous ceux qui s’y sont attaqués se sont cassé les dents. On l’appelle le problème maudit. On dit aussi que si vous voulez rater une carrière de chercheur, rien de tel que la suite de Syracuse !
— 1928 ? Mais cela ne colle pas… l’interrompis-je. J’aurais plutôt pensé que…
Elle me regarda interrogative.
— Qu’est-ce que vous pensiez ?
Je me rappelai soudain que je n’avais donné aucune instruction et je lui fis signe de continuer en secouant la tête.
— Oubliez ce que je viens de dire. Vous pensez donc que cette conjecture serait une solution du problème ?
— Pas exactement, mais cela y ressemble. Vous n’avez pas donné énormément d’éléments mais les résultats auxquels je suis parvenue y ressemblent quand même pas mal. La suite de Syracuse tend vers 1 mais avant d’en arriver là, les nombres obtenus décrivent un comportement assez remarquable. Lorsque vous faites tourner des modèles pour certaines valeurs caractéristiques, vous obtenez un graphe assez surprenant que certains apparentent au vol d’une feuille morte prise dans le vent. Les premières valeurs restent près du 0 mais il arrive un moment où les valeurs s’envolent assez fortement. Elles décrivent deux mouvements d’envol successifs puis s’affalent à nouveau vers le 1 pour ne jamais, à priori, remonter. Elle me montra un graphe.
— Et vous avez trouvé que 39 et 68 sont ces valeurs caractéristiques ? lui demandai-je.
— Non pas du tout. Les valeurs caractéristiques sont 14 et 27.
— Eh bien alors ? Demandai-je impatient.
— Attendez… laissez-moi vous expliquer, fit-elle en riant. J’ai testé par hasard la suite de Syracuse sur 14 puis 27, mais les résultats obtenus ne dépassent pas 10 000. Or vous avez demandé de trouver 6 336 800. Cela ne collait donc pas à priori. Au début, je ne savais pas que 14 et 27 étaient des valeurs caractéristiques et j’ai monté un programme qui a testé toute la nuit toutes les valeurs possibles. Il se trouve que j’ai commis une erreur de codage. Mon programme modifiait la formule par erreur. Et il s’est arrêté sur la valeur caractéristique 27 quand il a élevé les termes de la suite au carré et multiplié le résultat par deux !
— Il s’est arrêté ? Que voulez-vous dire ? Lui fis-je de plus en plus incrédule.
— J’avais fait en sorte que si le résultat obtenu donnait 6 336 800, le programme devait s’arrêter. Et c’est ce qu’il a fait.
— Vous êtes tombée sur 6 336 800 ?
— Oui !
— Mais quel rapport avec 39 et 68 ?
— Je n’ai pas compris tout de suite. J’ai fait rejouer le programme encore et encore et rien n’indiquait que 39 ou 68 entraient dans la logique. Jusqu’à ce que je passe en mode débogage et que je regarde le compteur d’itérations.
— Le compteur d’itérations ? Je ne comprends pas…
— Au 38e calcul, le résultat était 6 336 800 ! fit-elle en claquant sa main sur les feuilles posées devant elle.
— Eh bien ! 38 ce n’est par 39 !
— C’est aussi ce que je me suis dit, mais j’ai quand même trouvé bizarre qu’à la 67e itération le calcul donne aussi une valeur autour de 100 millions. J’ai pensé que 38 pour 39 et 67 pour 68…
— Nom de Dieu ! m’écriais-je. Montrez-moi cela !
Mathilde poussa le paquet de feuilles vers moi.
— Tout est là. Vous verrez. Me dit-elle avant de plonger le nez dans son assiette.
Je pris les feuillets. Ils présentaient une série de nombres sur trois colonnes. La première représentait le compteur d’itération. La seconde contenait visiblement le calcul de la conjecture de Syracuse ordinaire qui commençait par la valeur 27. La troisième contenait le calcul erroné de la même conjecture dont les termes avaient été élevés au carré et multipliés par deux. A la ligne 38, cette troisième colonne indiquait le nombre de 6 336 800 ! Je ne résistai pas à l’idée de poursuivre ma lecture vers l’itération 67 pour y lire dans la troisième colonne le nombre 106 229 888 ! Je n’en crus pas mes yeux et oubliant toute retenue je m’écriai :
— Mais c’est absolument génial ! Vous êtes géniale Mathilde !
Les autres étudiants autour de nous relevèrent la tête et me fixèrent.
— C’est quand même une grosse bêtise ! fit Mathilde en rigolant.
— Peut-être Mathilde, mais les meilleures découvertes sont souvent le résultat d’une bêtise, lui répondis-je. Comme une tarte tatin ! Tiens ! J’ai vu qu’ils en avaient au buffet ! Je vous en amène une part ? Il faut qu’on fête ce résultat étonnant !
C’est comme cela que j’ai connu Mathilde. Je ne sais pas si c’est ce jour que j’en suis tombé amoureux, mais nous nous sommes revus par la suite et nous sommes ensemble depuis.
Je rentrai le soir à la maison trop fier d’apporter à Papa la réponse au problème qu’il nous avait posé dix jours plus tôt. Il accueillit d’abord la nouvelle avec enthousiasme. Puis je le vis se déconfire à la lecture des feuillets de Mathilde.
— Quelque chose ne va pas ? Lui demandai-je intrigué.
Il ne répondit pas tout de suite. Je regardai le tableau derrière lui et je vis qu’il avait ajouté un troisième nombre : 78. Je plongeai par-dessus son épaule sur la feuille devant lui et lu 42 614 912 à la 78e itération du calcul de Mathilde. Je ne compris pas son abattement.
— C’est ce 78 qui te préoccupe ? D’où vient ce chiffre ? Lui demandai-je à nouveau.
Il se leva et se mit les mains sur la tête. Je ne l’avais que rarement vu dans pareil état d’inquiétude.
— Papa ? Vas-tu me dire ce qui cloche ? Ce n’est pas ce que tu attendais ?
— Si fiston ! C’est génial ! Vous êtes des génies. C’est exactement ce que j’attendais. Mais…
— Mais quoi à la fin ? m’emportai-je.
— Je sais que ce 78 va être atteint vendredi prochain et si ce nombre indique, comme le 39 et le 68, le résultat… souffla-t-il.
— Oui eh bien quoi ?
Je lus en même temps le nombre de 170 459 648 à la 77e itération du tableau de Mathilde et lui demandai :
— Qu’est-ce que cela veut dire ces nombres ? Ce sont des malades ? Je vois que tu as marqué « virus » ici. C’est cela ?
— Je ne peux rien te dire fiston… s’écria-t-il. Tu as fait un excellent boulot ! Maintenant, laisse-moi faire le mien !
Pour une fois je refusai la règle. Je sentis qu’il me cachait quelque chose de grave et qui pouvait me concerner. Je ne lâchai pas.
— Ecoute ! Papa ! Tu dois me dire ce qui va se passer. Tu es visiblement perturbé par la nouvelle que je viens de t’apporter. Je sens que ce sur quoi tu enquêtes nous concerne aussi. Tant pis pour la règle du silence. Qu’est ce qui va se passer ?
Il tournait en rond sur lui-même les mains derrière la tête, les coudes écartés, qui lui donnaient un air de régulateur à boules de Watt. Il refusa encore de parler, mais cette fois je me mis dans une colère telle qu’il arrêta sur le champ son mouvement fou. Il laissa retomber ses bras et mis un instant à retrouver son équilibre. Je l’attrapai par les épaules et lui hurlai de se décider à parler. Il se débattit et alla s’asseoir dans le vieux fauteuil club en cuir derrière lui.
— Sers-moi un double whisky, finit-il par me dire en montrant du doigt un placard sur le mur opposé.
Je versai deux verres et vins m’asseoir sur un tabouret à côté de lui.
— Quelqu’un va sans doute mourir vendredi ou samedi et je ne peux pas l’empêcher, dit-il.
— Qui ? Demandai-je.
— Un producteur de musique mais ce n’est pas le plus grave.
— Comment le sais-tu ?
— C’est une longue histoire…
Il finit par me raconter toute son enquête. Odile Lebrun-Théron, Suzanne Flandrin, la DGSI et ce Georges Destouches qui allait selon lui mourir à la fin de la semaine.
— Ce qui veut dire que… dis-je abasourdi par cette histoire.
— Qu’à partir de vendredi, répondit-il, si la nouvelle de la mort de Destouches est confirmée, alors la mécanique infernale qui emportera cent-soixante-dix millions de personnes sera enclenchée et qu’on ne pourra pas l’arrêter. Enfin, en tous les cas, je ne sais ni où ni comment puisque je n’ai pas le début d’un indice sur un mode opératoire.
— Eh bien… si je m’en réfère à ce que tu m’as dit, il est plutôt porté sur les maladies infectieuses ton type : la variole et la grippe espagnole... Donc il nous prépare un joli petit virus ultra-virulent. Le COVID n’aurait été qu’une répétition. C’est possible ?
— Possible, mais il y a quelque chose qui me chiffonne dans cette idée. La collection de récompenses cela ne colle pas avec les autres collections. Les scalps c’étaient ceux des Amérindiens. Les passereaux, c’était une évocation du réservoir de la grippe espagnole qui devait être une grippe aviaire. Mais les disques d’or ? Alors là ! Je sèche complètement.
— Qui te dit qu’il y aurait un rapport ? Demandai-je. Si ce type est un dingue, peu importe pour lui comment il annonce ses crimes.
— Ce n’est pas lui qui annonce les crimes. Je crois que Destouches, comme l’Evêque et le médecin militaire sont des messagers qui veulent aider Suzanne à trouver le tueur. Ils ne sont pas le tueur. Il s’agit de quelqu’un d’autre. Leurs indices sont peu précis, j’en conviens, mais peut-être ont-ils peur que le tueur ne les tue s’ils sont trop précis… D’ailleurs c’est bien ce qui leur arrive chaque fois qu’ils donnent au moins le numéro juste après le pas dans la suite qui détermine le moment où le tueur va agir. Ils meurent tous le lendemain. Pour qu’il les tue, il doit y avoir dans leur message trop d’informations aux yeux du tueur…
— Oui… enfin ta théorie tiendra si… si Destouches meurt d’ici la fin de la semaine, conclus-je.
Le samedi suivant, à l’heure du petit déjeuner, je retrouvai Papa dans la cuisine qui était penché sur la page d’un magazine en ligne spécialisé de la production musicale qui titrait « Jab Romon sacré à Los Angeles » . À côté de l’ordinateur, un quotidien français était ouvert à la rubrique du carnet. On pouvait y lire : « Georges Destouches victime d’un accident de la route. Le producteur français qui avait pris il y a cinq ans la direction de MCA aux États-Unis a été retrouvé mort dans sa voiture aux environs de Los Angeles. La police ne donne pas d’informations sur les circonstances de l’accident. Georges Destouches venait de fêter la victoire de son poulain, Jab Romon, dont le titre « I will be ! » est en tête des charts actuellement aux États-Unis et en Europe… »
— Si j’étais toi, lui dis-je, j’irai voir quelqu’un à l’Institut Pasteur pour qu’il me dise ce qui pourrait constituer la prochaine pandémie…
Il se redressa et me regarda avec un air d’abattement que je ne lui connaissais pas. Il me dit alors :
— Tu as raison, mais je ne connais personne là-bas !
Je réfléchis un instant et lui lançai :
— Et ta toubib ?