Chapitre 8 : Jean Lebrun raconte Odile chez les flics.

Je sortais de la salle de réunion où nous venions de décider de nous positionner sur de nouveaux marchés de futurs à base de cryptomonnaies quand mon téléphone sonna. C’était Odile.

— Jean ? Fit-elle d’une voix blanche.

— Oui ma chérie. Que se passe-t-il ?

— Ecoute. Je ne peux pas te parler longtemps. Je suis retenue dans les bureaux de la DGSI à Levallois-Perret. Je suis entendue dans une affaire assez grave. Je n’ai le droit qu’à un seul coup de fil.

— La DGSI ? m’écriai-je. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Il faut que tu appelles notre avocat, continua-t-elle apparemment imperturbable. Tu comprends ? Tu m’envoies un avocat… Je t’expliquerai après…

— Oui, c’est entendu mais…

Et elle raccrocha. J’appelai mon ami Jacques-Henri Bardot, un ténor du barreau de Paris, et lui demandai de se rendre de toute urgence auprès d’Odile.

— Ecoute Jean, me dit-il avec sa voix de stentor, je ne suis pas un spécialiste du pénal. Si Odile est à la DGSI, il lui faut quelqu’un qui soit rodé sur la procédure. Je vais envoyer Sylvain. C’est un tout bon. Ne t’inquiète pas. On s’en occupe.

Il était 15:00 environ. Je ne sais plus ce que j’ai fait cet après-midi-là. Je me souviens seulement avoir tourné en rond dans mon bureau à me demander ce qu’ils pouvaient bien vouloir à Odile. Je délirais même sur des hypothèses farfelues où je me figurais que c’était moi qu’ils voulaient atteindre à travers elle. Anita, mon assistante fit plusieurs passages pour me donner des parapheurs à signer. Au dixième parapheur, elle me fit passer un ordre que je signai sans même regarder et, là, elle m’adressa enfin la parole.

— Non mais Monsieur ! dit-elle sur un ton rieur, vous avez vu ce que je vous ai fait signer ?

— Oui et bien, qu’y a-t-il ? Répondis-je avec mon aplomb coutumier.

— Une tonne de chocolat ! C’est un ordre bidon, patron ! Je ne vous trouve pas dans votre assiette et j’ai voulu en avoir le cœur net, dit-elle en déchirant la feuille que je venais de signer. Je pense que vous devriez rentrer chez vous. Je ne vous pose pas de questions, cela ne me regarde pas, mais voulez-vous que je vous commande un taxi ?

Je reconnus bien là la finesse de ma chère Anita qui avait su lire un trouble dans mon comportement malgré le mal que je m’étais donné pour, avais-je cru, ne rien laisser paraître.

— Non Anita. Ce ne sera pas la peine. Merci. Vous êtes une perle pour moi…

— Allez ! fit-elle en me tendant mon pardessus et ma serviette, vous n’êtes pas à ce que vous faites. Rentrez chez vous. Votre femme va arriver et bien s’occuper de vous. Voulez-vous que je l’appelle ?

— Non, merci Anita. Ce ne sera pas la peine. Elle est très occupée, je l’ai déjà appelée.

Et elle me laissa partir sans plus poser de question. J’imagine qu’elle dut faire une drôle de mimique dans mon dos…

Odile fut reconduite à la maison vers 22:00, accompagnée par son avocat Sylvain Roublart, le bien nommé ! Elle me demanda de ne pas poser de questions avant qu’elle ait eu le temps de prendre une douche. Je bouillais d’impatience de savoir ce qui lui était arrivé et lorsqu’elle descendit enfin dans le salon, j’explosai :

— Alors ? Vas-tu enfin te décider à me dire ce qui se passe ? C’est insupportable à la fin !

Elle alla se servir un whisky qu’elle avala d’une traite. Puis s’en resservit un second.

— Assieds-toi, me dit-elle enfin très calmement. Cela ne sert à rien de crier. Calme-toi, je vais t’expliquer.

Odile me raconta l’affaire Suzanne Flandrin, ce qu’elle avait révélé, sa décision d’aller en parler à un flic qui, de surcroît, était un membre inconnu de la famille. Elle me raconta comment ce flic avait enquêté pour valider les dires de Suzanne Flandrin lors de ses séances. Elle me dit que son bon cousin l’avait alors convaincue de signer une déposition ; que c’était dans son intérêt. La déposition avait été envoyée au Parquet de Paris qui avait transféré l’affaire à l’anti-terrorisme. Les flics lui avaient fait subir un interrogatoire serré dont le but, aurait dit Roublart, était de vérifier qu’elle ne changeât pas de version dans sa relation des faits au vu de ce qu’elle avait dit dans sa déposition. Ils durent être satisfaits puisqu’ils lui avaient simplement demandé de poursuivre sa thérapie avec Suzanne en lui intimant l’ordre de ne rien changer à ses habitudes et de ne surtout pas éveiller les soupçons de Suzanne Flandrin. Ils avaient sans doute mis Suzanne Flandrin sous surveillance selon ce que lui avait dit Roublart. Fin de l’histoire.

— Mais dans quel merdier es-tu allée te mettre ? Lui lançais-je.

— Dis ! C’est toi qui m’as poussée à accepter la patiente de Duthour. Je trouve que tu as la mémoire un peu trop sélective ! cria-t-elle à juste titre.

— Je reconnais que tu n’as pas tort. Et je m’en veux. Mais qu’avais-tu besoin d’aller en parler aux flics ? Et qui est ce cousin qui débarque comme cela dans notre vie ?

— Il ne débarque pas, c’est moi qui suis allée le chercher… fit-elle redevenue soudain calme. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé que je ne devais pas garder cette information pour moi. Figure-toi que je connaissais de longue date son existence. La prise de contact n’a pas été simple non plus… Je comptais qu’il me conseille, que cela reste entre nous, mais les choses m’ont échappé. Ce type est un vrai flic et un bon de surcroît. Si tu avais vu l’énergie qu’il a développée pour vérifier que ce que Suzanne dit de ses vies antérieures est vrai ! D’ailleurs c’est cela le plus intriguant dans cette affaire. On a là quelqu’un qui raconte une vie antérieure dont on a pu vérifier la réalité bien concrète. Cette femme qui me parle donne son vrai nom, celui de ses parents, de ses sœurs et raconte des faits que Léo Degois a pu vérifier auprès de ses enfants. Mais c’est Suzanne qui parle, pas cette Geneviève. C’est incroyable !

— Je ne veux plus que tu revoies cette bonne femme ! lui lançais-je sans réfléchir. Elle va t’attirer des ennuis…

— Mais Jeannot… tu es mignon… Tu as déjà oublié qu’ils ne m’en donnent pas le choix. Je dois continuer sans rien changer ou précipiter qui éveillerait les soupçons de la patiente. Tu comprends ? Je dois continuer à la recevoir.

— Oui ! Sans doute ! poursuivis-je complètement angoissé, eh bien, fais en sorte que cela se termine rapidement !

Elle sembla réfléchir et me lâcha :

— Tu as raison. Je vais abréger les choses. Léo m’a confié une information qui, s’il a raison, devrait résoudre son problème de psoriasis. Je la lance sur ce sujet et ce sera vite réglé. Il ne voulait pas que je le fasse mais…

— … comment cela, il ne voulait pas que tu le fasses ? La coupai-je excédé. En vertu de quoi ?

— Il pense que nous devrions d’abord chercher à obtenir plus de détails sur la catastrophe annoncée. Il dit que si je trouve ce qui la tourmente, on perdra cette chance d’en savoir plus.

— Mais ce type est un dingue ! Mais vous avez perdu la tête !

Le téléphone d’Odile sonna. Elle alla dans l’entrée le chercher et revint avec l’appareil vibrant dans la main.

— C’est lui, dit-elle. Qu’est-ce que je fais ?

— Tu ne le prends pas, évidemment ! m’écriai-je. Il va encore tenter de te faire chanter…

Contre toute attente, elle fit le contraire. Je la regardai les yeux écarquillés d’incompréhension. Elle mit le haut-parleur afin que je puisse entendre la conversation.

— Allo Odile ?

La voix était calme.

— Bonsoir Léo.

— Je ne vous dérange pas ?

— Oh… à vrai dire si. Mais puisque j’ai décroché… Que vouliez-vous me dire ?

— Je sais que vous avez été entendue par la DGSI aujourd’hui. J’espère que cela s’est bien passé ?

— Que dire Léo ? Il y a des moments plus agréables dans la vie…

— Oui, je m’en doute. Mais ils vous ont relâchée… Ils n’ont rien contre vous. S’ils s’en tiennent à ce que j’ai indiqué dans la note de synthèse que je leur ai envoyée, ils ne devraient avoir aucune raison de vous ennuyer davantage…

Odile garda le silence. Il reprit.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? Je parie que vous allez essayer d’abréger la thérapie. N’est-ce pas ?

— J’ai bien envie oui, Léo… Tout cela me fait peur. Je n’ai jamais eu affaire à ces gens. J’avais une petite vie pénarde avant tout ça. J’ai fait de la garde à vue quand même !…

— Elle a été légère je présume… Mais je comprends que vous ne vouliez plus continuer. Mais au lieu de chercher à écourter la thérapie, ne pourriez-vous pas conseiller à Suzanne l’un de vos confrères en prétextant qu’il ou elle aurait plus de chance de succès ?

— J’aimerais bien… Mais les gens de la DGSI m’ont interdit de faire quoique ce soit qui puisse éveiller des soupçons chez Suzanne. Ils sont persuadés qu’elle détient des informations. Ils l’auraient mise sous surveillance. Et moi aussi par la même occasion.

Lorsqu’Odile eut prononcé ces mots, je me rendis compte qu’elle était sûrement déjà sur écoute et que tout ce qu’elle venait de dire était enregistré. D’un geste sec, je cliquai sur l’écran du smartphone pour terminer la conversation.

— Mais qu’est ce qui te prend ? me dit Odile, effarée.

— Tu es déjà sur écoute banane ! Et toi, tu racontes ton histoire… et si on faisait ci et pourquoi pas cela ?… Non, mais vous êtes vraiment des inconscients ! m’écriai-je.

Le cousin dut comprendre qu’on avait compris, car il ne tenta même pas de rappeler. Sur le coup, je me dis que si je l’avais eu en face de moi, je lui aurais bien mis mon poing dans la figure.

La journée du lendemain fut tourmentée. Je n’étais plus à mes affaires. La sécurité d’Odile m’obsédait. Je rentrai plus tôt que d’ordinaire après une journée de travail réduit au strict nécessaire. Odile rentra peu après moi. Elle m’entraîna dans le jardin. Elle craignait, sans doute à raison, que la maison ait été visitée et équipée de micros indiscrets. Elle m’annonça que le cousin était venu la voir au cabinet et qu’ils étaient allés se parler dans le jardin des Tuileries. Le cousin lui avait montré la filature que la DGSI avait mise en place et ils étaient parvenus à les semer.

— Mais qu’est-ce que tu fichais encore avec ce type ? m’énervai-je.

— Jean. Il faut que tu comprennes. C’est lui qui a raison finalement. Suzanne Flandrin ne mérite pas d’être suspectée et poursuivie. Et tant qu’elle n’aura pas livré le secret qu’elle recèle, malgré elle, ou tant qu’elle ne sera pas morte… ils ne la lâcheront pas. On n’a pas le droit de la laisser tomber. Léo et moi, nous sommes convaincus qu’elle n’est pas en train de fomenter un attentat. Elle est à la recherche de celui ou celle qui pourrait le faire, pour l’arrêter. Elle ne sait même pas qu’elle est en chasse… d’ailleurs. Mais les gens de l’anti-terrorisme sont persuadés du contraire. Ils n’ont rien compris et vont lui pourrir la vie. On n’a pas beaucoup de temps pour agir.

— Et alors ? Que comptes-tu faire ?

— Chercher ! Et trouver pour délivrer Suzanne et amener la solution sur un plateau à la DGSI !…

Les bras m’en tombèrent et je passai la soirée à siffler une bouteille de Bourgogne, tout seul, dans la salle à manger.