Chapitre 16 : Léo à la DGSI.
Après avoir raccroché avec Odile, je descendis voir Viktor qui était rentré pour lui indiquer que j’allais me rendre à la DGSI.
— Il n’est pas impossible qu’ils me gardent un peu, je ne voudrais pas que tu t’inquiètes.
— Ah bon ? Et pourquoi donc ? Me demanda-t-il dans une légère protestation.
— J’ai mené l’enquête dans leur dos. Je n’étais plus chargé de cette affaire. J’avais été dessaisi par le procureur. Selon la règle, je n’aurais jamais dû maintenir de communication avec Odile Lebrun-Théron. Tout ce que j’ai fait est illégal.
— Sans doute, mais ils seront bien contents que tu leur amènes les éléments nouveaux que nous avons trouvés. Et même pour cela, ils ne t’en sauront pas gré ?
— Non, je ne pense pas. Bien sûr ! Ils vont exploiter la piste que cela nous ouvre mais pour ce qui me concerne, je risque la correctionnelle…
— Mais c’est dégueulasse ! s’écria-t-il. Il faut que tu prennes un avocat.
— C’est déjà fait. J’ai prévenu Maître Armand. Si je reste en garde à vue, il me rejoindra. Je voudrais préserver mon unique coup de fil pour Odile si jamais ils me gardent. Alors si je ne suis pas rentré d’ici minuit, tu en informes Armand. J’ai laissé son numéro de téléphone sur le frigo. Il sait ce qu’il doit faire.
— Mais tu es sûr qu’il n’y a aucun autre moyen ? Pourquoi tu n’enverrais pas ta toubib au casse-pipe ?
— Tu raisonnes vraiment comme une chèvre, fiston ! Qui a trouvé la conjecture de Syracuse ? Hein ?
Il fit silence. Puis il dit :
— Et une lettre anonyme ! Tu y as pensé ? Ni vu ni connu. Tu t’arranges pour faire croire que tu as reçu une lettre anonyme et tu la leur remets. Après tout, tu as été à l’origine de cette affaire. Ils croiront que celui ou celle qui tire les ficèles de cette affaire t’a identifié comme l’enquêteur ce qui expliquerait pourquoi il t’a choisi par erreur pour t’envoyer son message.
— Pas bête, fiston. Cela pourrait marcher. Mais il faudra encore que j’arrive à laisser une trace d’ADN qui ne serait pas la nôtre sur le papier… Tu penses bien que c’est la première des choses qu’ils vont chercher.
— Eh bien, je n’en sais rien moi ! Tu la trimbales dans le métro pour en récupérer des tonnes d’ADN ! Ce ne serait pas la première fois que tu les grugerais de la sorte !
— Et comme par hasard, ce qui ne m’arrive jamais, je reçois une lettre anonyme… Tu me fais bien rire. Non, fiston. Crois-moi. Le mieux est que j’aille tout leur déballer. Lorsqu’ils auront compris que je me mets en danger en révélant ce que j’ai fait, ils prendront l’information au sérieux et, après tout, c’est bien ce qui compte.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu risques ?
— De la prison avec sursis. Deux ou trois mois. Je suis un flic quand même… cela devrait les adoucir…
— Sur quel motif ?
— Entrave à l’enquête.
— Mais alors… Ta toubib aussi, ils vont la serrer. Elle est complice.
— Non… je l’ai briefée. Je vais leur dire que j’ai espionné Odile dans son dos. Elle ne doit pas leur dire qu’elle savait que la caméra avait été planquée dans un interrupteur mural.
— Et pourquoi veux-tu garder ton dernier coup de fil pour elle ? Tu seras sur un téléphone de la DGSI. J’avoue ne pas comprendre.
— Cà ! C’est mon affaire. Moins tu en sais mieux tu te porteras. Attends-toi à ce qu’ils déboulent ici pour perquisitionner mon bureau. Ils ne trouveront rien de plus que ce que j’ai mis dans ce carton et que je vais leur apporter.
Viktor réfléchit encore.
— Oui mais les notes de calcul. Ils vont bien se douter que ce n’est pas toi qui les a pondues… Je ne voudrais pas que mon étudiante soit ennuyée.
— Rassure-toi. J’ai tout prévu. Je vais évidemment leur dire que j’ai fait appel à tes services. Pas besoin de parler de ton étudiante. Ils vont t’interroger, tu n’as qu’à leur dire que c’est toi qui as trouvé la solution de l’énigme.
— Génial ! Si j’avais su ! s’écria-t-il.
— Quoi ?
— Non laisse tomber… fit-il, tu as raison, je vais faire comme tu dis. J’en sais assez pour les enfumer et même s’il leur venait l’idée de fouiller, Mathilde ne sait pas pourquoi elle a fait ce petit travail. Donc… no souçaille !
— Et s’ils te posent la question de savoir si tu étais au courant de la nature de l’affaire, ne nie pas. Tu confirmes ce que tu sais, mais tu ne savais pas avant que je t’en informe aujourd’hui que j’avais agi dans l’illégalité. C’est bien clair ?
Je l’embrassai, installai le carton de documents dans le coffre de mon scooter et me rendis à Levallois-Perret. Arrivé devant la double porte battante d’entrée, je fus saisi d’un vertige. Ce n’est pas tous les jours qu’on va se faire coffrer volontairement… Je m’adressai au planton de service et demandai à parler au commandant Parnois, l’officier à qui j’avais transmis l’affaire. Je dus attendre une bonne heure avant qu’il n’arrivât. Il avait l’air assez agacé d’avoir été rappelé.
— Lieutenant Degois ? Vous avez demandé à me voir.
Il m’invita à le suivre dans son bureau et me proposa un café avant de commencer.
— Alors ? Qu’est-ce qui vous amène ? Fit-il en touillant son café.
Je me raclai la gorge.
— Je viens vous livrer tout ce que je sais sur l’affaire Suzanne Flandrin. J’ai des éléments nouveaux à vous communiquer.
Il me regarda complètement interloqué.
— Des éléments nouveaux ? Comment cela ? Vous ne nous aviez pas tout donné lors de notre saisine par le parquet ?
— Si mais…
— Mais…
— J’ai continué à enquêter à votre insu… lâchai-je.
— Sans blague ? Intéressant ! Fit-il sur un ton inquisiteur.
— Je sais depuis deux jours quel devrait être le nombre de victimes que fera l’attaque prédite par Suzanne Flandrin et je sais aussi que la mécanique est enclenchée depuis vendredi soir.
— Expliquez-vous ! Je ne comprends rien à ce que vous me dites.
Je ne crus pas un mot de ce qu’il venait de dire mais décidai de ne pas m’en soucier.
— Après votre saisine, j’ai continué à écouter les séances d’hypnose de Suzanne Flandrin. J’ai fait équiper le cabinet du Docteur Lebrun-Théron d’un dispositif d’écoute que vos services n’ont, par chance, pas détecté.
— De mieux en mieux, souffla-t-il.
— Je sais que ce que j’ai fait est strictement interdit et j’ai bien conscience que vous avez parfaitement le droit de me déférer devant le procureur pour entrave à l’enquête. Je suis prêt à répondre de mes actes devant la justice. Pour autant, j’ai une information de la plus haute importance à vous donner et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je souhaite déposer devant vous…
Il se pencha en avant et décrocha son téléphone.
— Lieutenant Ardoins ? Rejoignez-moi dans la salle d’interrogatoire 2 pour une audition. Oui. Tout de suite !
Puis me regardant.
— Venez avec moi, on va l’y attendre…
Ardoins était une jeune femme. Elle entra avec un ordinateur portable dans une main et une caméra montée sur un trépied dans l’autre. Elle installa son équipement devant elle, régla le point et fit signe à Parnois qu’elle était prête. Parnois pris la parole.
— Nous entendons aujourd’hui Monsieur Degois dans le cadre de l’affaire Suzanne Flandrin. Monsieur Degois veuillez décliner vos noms, prénoms, date et lieu de naissance et profession.
Une fois ce point de procédure respecté, l’interrogatoire commença :
— Vous êtes venu librement me voir pour m’indiquer que vous aviez des révélations à faire dans le cadre de l’affaire Suzanne Flandrin. Quelles sont ces révélations ?
— Je pense que Suzanne Flandrin a valablement prédit qu’une attaque de grande ampleur, pouvant s’apparenter à un acte de terrorisme, aurait lieu dans un avenir encore incertain. Je sais aujourd’hui que cette attaque devrait faire 170 millions de victimes. Je sais que la préparation est enclenchée depuis vendredi dernier, peu avant la mort d’un certain Georges Destouches. C’est lorsque celui-ci a annoncé à Suzanne Flandrin qu’il venait d’obtenir sa soixante-dix-huitième récompense grâce à l’un des artistes dont il assurait la production. Je sais que la mort de Georges Destouches juste après l’annonce de cet award est une preuve que le processus devant mener à l’attaque est irréversible. J’ai pensé qu’étant en possession de ces informations, je me devais de vous les transmettre. Quand bien même, la manière dont je me les suis procurées est parfaitement contraire au règlement.
Parnois s’agita.
— Ok… ok… on reparlera des conséquences de vos actes plus tard. Dites-moi plutôt ce qui vous rend si certain que l’attentat serait en préparation et qu’il fera 170 millions de victimes…
Je fis le récit de mes enquêtes qui m’avaient amené à comprendre que les pandémies du passé avaient été chaque fois annoncées : la variole des Amérindiens par le toubib de Tyler, la grippe espagnole par l’évêque de la Rochardière. Que tous étaient morts le lendemain du jour où ils s’étaient vantés d’avoir atteint un certain nombre d’objets dans leur collection respective. Que mon fils m’avait aidé à identifier qui était Maxime de Hautecour et que ces nombres étaient cohérents avec une certaine application de la suite de Syracuse dont on pouvait légitimement se demander si Hautecour ne l’avait pas cherchée sans la trouver. Que le nombre de victimes de la variole qu’avait donné Suzanne était exactement le nombre qu’on obtenait à la trente-neuvième itération du calcul de la suite qui était de surcroît le nombre de scalps plus un que le toubib avait attachés à sa ceinture. Que la chronologie et la correspondance exacte des deux nombres ne pouvait laisser aucun doute sur la réalité de cette révélation. Que la découverte de la suite de Syracuse indiquait à la soixante-septième itération un résultat qui correspondait au nombre de victimes communément admis de la grippe espagnole dont Suzanne avait révélé qu’un certain Hautecour, qu’elle disait avoir incarné dans le passé, était mort. Que, de surcroît, ce Hautecour avait indiqué qu’il avait été ainsi tué par l’assassin. Que Suzanne ayant reconnu que Georges Destouches était la même personne que le toubib et l’évêque, le fait qu’il avait annoncé avoir collectionné soixante-dix-huit trophées avant de mourir indiquait quel serait le futur nombre de morts. Je lui montrai la courbe que décrit la suite.
— Si vous observez bien, vous voyez que la soixante-dix-septième itération donne le sommet le plus élevé de la courbe. Ensuite elle s’effondre pour tendre vers 1. Il n’y aura donc pas d’autres catastrophes ensuite. Cela laisse peu d’alternatives.
Parnois posa son crayon sur la pointe la plus à droite du graphe.
— Çà c’est 170 millions ?
— Oui c’est cela.
— Mais c’est impossible. Comment voulez-vous tuer ce nombre de gens en un claquement de doigts ? fit-il incrédule.
— Je ne sais pas. Mais ce ne sera peut-être pas en un claquement de doigt. La variole et la grippe espagnole n’ont pas fait leurs victimes en un jour. Ce sera sans doute un procédé qui tuera sur une période assez longue. Deux ou trois ans ?
— Une pandémie ? demanda-t-il.
— C’est ce qui semble le plus probable si l’on s’en réfère aux deux premières attaques, répondis-je.
— Un second COVID ? Mais un méchant cette fois ? poursuivit-il.
— Franchement, je n’en sais rien mais je pense que vous devriez explorer cette piste.
Il s’enfonça sur sa chaise en regardant le plafond. Il fit tourner son stylo entre le majeur et l’index. Puis il me regarda.
— Bien qu’ayant agi en toute illégalité, vous avez fait un putain d’excellent boulot Degois. Grâce à vous on vient de faire un bon de géant. Quand cela va-t-il se produire ? Vous le savez ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas encore étudié ce point. Je n’ai pas non plus le moindre indice sur le mode opératoire. Il ne semble pas y avoir de lien systématique entre les objets collectionnés et le mode opératoire. Les scalps semblaient désigner les victimes, les passereaux l’origine de la pandémie mais les disques d’or ? Je sèche…
— Exact, fit-il pensif. Mais sait-on combien de temps s’est passé entre l’annonce et l’attaque ?
— Là non plus cela n’indique rien. Tyler parle de son toubib en 1735. La distribution des couvertures infectées de variole se serait passée en 1763.
— Cela fait 28 ans entre les deux. Et pour la grippe espagnole ?
— Hautecour parle des passereaux en 1878 et la grippe espagnole a commencé en 1918.
— Ce qui fait… 40 ans. Les délais ne correspondent pas… Mais on peut se dire que la pandémie à venir devrait intervenir dans 30 à 50 ans ? Cela nous laisse du temps quand même.
Nous gardâmes le silence un long moment.
— Et si ce n’était pas le cas ? lançai-je. Si grâce aux technologies actuelles, le tueur pouvait agir plus tôt ? Aujourd’hui on sait fabriquer des virus en laboratoire. On ne savait pas le faire en ces temps reculés. C’est cela qui me préoccupe aujourd’hui.
— Vous n’avez pas tort, fit-il.
Nous fûmes interrompus dans nos réflexions lorsque la porte s’ouvrit, mais je ne pus voir qui était derrière. Parnois me demanda de l’excuser et sortit. Il revint cinq minutes plus tard avec un verre d’eau, la mine soucieuse.
— J’ai deux problèmes fit-il. Le premier me regarde, le second vous regarde… Vous connaissez Michel Alfonsi, notre patron ?
Michel Alfonsi était un Corse qui avait été l’un de mes patrons au 36 Quai des Orfèvres et avait déposé contre moi lors de mon passage en conseil de discipline. Il n’y était pas allé de main morte en demandant carrément ma révocation de la police. J’acquiesçai.
— Il n’a pas l’air de vous avoir en odeur de sainteté, c’est le moins qu’on puisse dire… poursuivit Parnois.
— J’ai fait une grosse connerie dans le passé. Il a témoigné contre moi… fis-je un peu piteux.
— Je ne sais pas, il ne m’a rien dit, mais j’ai bien vu que, lorsque j’ai donné votre nom, il n’avait pas l’air de vous apprécier… Quoi qu’il en soit, je ne vais pas pouvoir poursuivre cet entretien. Ardoins va vous conduire en cellule. On reprendra cela dès que je serai de retour. J’imagine que je n’ai pas besoin de vous rappeler la procédure. Vous allez vous séparer de tout ce que vous portez sur vous sauf vos fringues, mais vous laisserez votre ceinture, la cravate et vos lacets de chaussure.
— Vous me mettez en garde-à-vue ?
— Oui mon cher Degois. Je suis désolé, mais je ne peux pas faire autrement… fit-il.
— J’ai le droit d’appeler un avocat alors… fis-je.
— Oui. Ardoins va tout organiser. Excusez-moi, une urgence m’appelle ailleurs, mais nous reprendrons cette conversation demain. Je vous le promets.
J’adorai la manière dont Parnois était en train de m’expliquer que j’allais passer la nuit en prison. Ce type me plut dans ses manières. Il appliquait un code violent mais de la plus noble des façons. Ma seule consolation fut que, compte tenu de ses bonnes manières, Parnois demanderait à Ardoins de me traiter avec les meilleurs égards qu’elle pût : j’aurais une couverture et un oreiller et si je demandais à boire, on se précipiterait pour me soulager. Je dus rapidement déchanter…
A peine Parnois avait-il quitté la pièce qu’Ardoins me signifiait, d’un air plutôt gêné, ma mise en garde-à-vue. Elle allait me donner un téléphone pour appeler mon avocat quand la porte s’ouvrit. Je reconnus immédiatement Alfonsi.
— Laissez-nous, dit-il à Ardoins.
Ardoins sortit en laissant tout sur place.
Alfonsi me regarda longuement avant d’ouvrir la bouche.
— Ce vieux Léo ! Tu es encore vivant ? Me lança-t-il. Quelque chose me dit que je vais enfin avoir ta peau, espèce de crevure ! Et je dois dire que cela me plait plutôt !
Il s’installa sur la chaise en face de moi et tira le portable d’Ardoins vers lui.
— Dans quel merdier es-tu aller te fourrer pour venir chez nous ? Voyons un peu…
Je ne pus voir ce qu’il regardait, mais je pensai qu’il dut lire le procès-verbal qu’Ardoins avait consciencieusement noté. Il ponctua sa lecture d’onomatopées qui étaient censées m’effrayer. Quand il eut fini il repoussa l’ordinateur et me fit :
— Tu ne manques pas d’air, Degois ! Ecouter un témoin sans autorisation tout en sachant que nous sommes sur l’affaire ! C’est grave ! Je crois que tu viens de signer ton arrêt de mort mon vieux…
Alfonsi était un de ces nombreux Corses aux mœurs violentes qui avaient choisi la police plutôt que le maquis. Je n’ai jamais su si tous ces Corses qui irriguaient la hiérarchie de la police française avaient rejoint ses rangs parce que l’État français y trouvait son compte ou si cela ne résultait pas d’une impuissance de ces types à percer dans les cercles mafieux de l’île. Ce devait être un mélange des deux. À l’instant et en toisant ce gros con d’Alfonsi, je me plus à penser qu’il faisait partie de la seconde catégorie. Ce type avait dû se faire maltraiter dans les cours d’écoles de Bastia ou d’Ajaccio par les rejetons des potentats locaux et avait choisi de venir sur le continent pour devenir flic et prendre sa revanche sur la vie. En cela, il ressemblait à ces gringalets italiens efféminés qui avait rejoint les séminaires catholiques pour échapper à la brutalité des mauvais garçons et avaient fait de brillantes carrières à la Curie de Rome pour y assouvir en toute tranquillité leurs pulsions homosexuelles inavouées. Je devais arborer un sourire à ces pensées, car il me dit :
— Ça te fait marrer ?
— Non c’est toi qui me fais marrer… mais laisse tomber… lui lançai-je à la figure.
Comme tous les Corses, Alfonsi avait horreur qu’on se moquât de lui. Je venais de l’énerver.
— Ecoute moi bien espèce de gros plein de soupe… je t’ai raté la dernière fois car si cela n’avait dépendu que de moi, je t’aurais fait fusiller pour avoir causé la mort de deux excellents flics. Mais cette fois-ci, tu ne m’échapperas pas. C’est moi le patron ici et peu m’importe ce qui t’amène, considère seulement que tu n’aurais jamais dû venir te jeter dans mes pinces !
J’avais vécu quinze ans de cauchemar en revivant chaque nuit l’action qui avait coûté la vie à ces deux jeunes flics et je ne me sentis pas d’humeur à supporter le nationalisme de parade d’Alfonsi. Car ces deux hommes étaient d’origine corse eux aussi. Et si Alfonsi m’avait enfoncé, ce n’était que pour cela et pas pour faute professionnelle.
— T’es-tu occupé, lui lançai-je, d’aller les voir ? Je veux dire leurs familles ?
Ce gros con avait la Corse chevillée au corps comme je suis catholique. Tout n’était que question de posture. Alors j’éructai :
— Bien sûr que non ! Et je le sais car moi je suis invité aux baptêmes, aux mariages et aux obsèques et je ne t’y ai jamais vu ! Pauvre con ! Ces types étaient de bons flics. Sans doute bien meilleurs que toi et moi réunis. Alors arrête avec tes conneries !
Je lus dans son regard que j’avais touché juste. Mais il se reprit. Il était le chef de la DGSI et il pouvait faire ce qu’il voulait de moi. Il se redressa sur sa chaise.
— Mon pauvre Léo… tu t’es fourré dans une bien mauvaise posture. Ici on s’occupe des terroristes et tu sais que pour ce genre d’affaire on peut garder les gens pendant 96 heures. Je ne vais pas te faire de cadeau. Tu vas les faire tes quatre jours de garde-à-vue et tu peux compter sur moi pour te faire un joli dossier que je me ferai un plaisir de transmettre aux bœuf-carottes. Tu es mort !
— Possible. Mais je veux appeler mon avocat, lui lançai-je.
Et il sortit pour rappeler Ardoins et lui demanda de boucler la procédure.
A une heure du matin je vis mon avocat, Armand, arriver devant ma cellule.
— Ça va Léo ? Me fit-il.
— Ça va Rémi.
— J’ai fait une demande de libération. C’est à l’étude.
— Merci Rémi. Mais ne t’inquiète pas. Je suis bien traité heureusement. Je crois que le commandant Parnois est un type bien. En tous cas, je ne manque de rien. C’est logique qu’ils me gardent.
A quinze heures le lendemain, je fus extrait de ma cellule. Parnois, revenu de sa sortie obligée, m’entendit à nouveau. Il m’informa d’abord que mon dossier serait transféré à l’IGPN conformément au règlement puis il me réinterrogea sur l’affaire.
— Vous n’avez vraiment aucune idée de quand, où et comment cet attentat va se produire ?
— Si je le savais, je vous l’aurais dit. Quelle raison aurai-je de le cacher ? Je suis venu me livrer avec tout ce que je sais. C’est à vous de chercher maintenant. Envoyez quelqu’un à l’Institut Pasteur pour savoir quelle saloperie de pathogène pourrait être en préparation et où cela se passe. Peut-être pourront-ils vous donner des détails qui vous mettront sur une piste ?
— Si seulement vous aviez fait les choses dans les règles… J’aurais bien demandé votre détachement pour venir nous aider mais notre patron considère que ce n’est pas envisageable, me dit-il sur le ton de la déception.
— Je n’ai toujours pas pu avoir mon coup de fil, lui lançai-je.
— Mais votre avocat est là ! Me fit-il étonné.
— Oui, mais je l’avais prévenu de ma démarche. Il est venu de lui-même. Je dois pouvoir rassurer ma famille. Je sens que vous êtes un homme respectueux de la procédure, mais vous ne pouvez pas m’interdire de leur parler.
Il se tourna vers Ardoins dont la face était livide de fatigue. La pauvre fille avait sans doute dû rester d’astreinte en attendant que son chef revienne.
— Donnez-lui un téléphone, fit-il à son adresse.
Quelques minutes plus tard, j’appelai Odile Lebrun-Théron sur un numéro que personne ne pourrait pister. Elle teint parfaitement le rôle que je lui avais demandé de jouer. Nous savions que nous serions écoutés et nous avions mis au point une scène de théâtre pendant laquelle elle devait me délivrer des informations que seuls elle et moi saurions décoder.
— Allo, ma chérie ?
— Léo ? Fit-elle en excellente comédienne.
— Je suis retenu dans les locaux de la DGSI. Je voulais te prévenir pour que tu ne t’inquiètes pas…
— La DGSI ? C’est quoi çà ?
— Le contre-espionnage…
— Oh, mon chéri, mais tu sais que je n’y connais rien. Et tu t’amuses bien ?
Elle en faisait vraiment des caisses !
— Non, je ne m’amuse pas. Je suis en garde-à-vue. Mais ne t’inquiète pas, mon avocat est avec moi…
— En garde-à-vue ? Tu veux que je vienne te chercher ? Mais là, tu sais que ce n’est pas possible. Je suis à Rennes pour un colloque. Je ne rentre que par le train de 21:32. On attend 105 personnes ! Tu te rends compte ? Je ne peux pas tout laisser en plan, mon chéri. Tu pourras m’attendre jusque-là ?
Je fis la moue. Ardoins me fixait du regard en souriant devant l’insouciance apparente qu’Odile simulait.
— Non, je rentrerai par mes propres moyens s’ils me laissent partir. Mais ce n’est pas grave ma chérie. Laisse tomber. Je voulais juste te prévenir. Je ne peux pas rester plus longtemps, je t’embrasse…
Je raccrochai. Odile venait de m’indiquer qu’elle avait, comme je le lui avais demandé, déposé un sac à mon attention à la consigne de la Gare de Lyon. Le casier était le numéro 105 et le code 2132…
Parnois déboula dans le bureau.
— On a un problème, fit-il à Ardoins en oubliant que j’étais présent. Flandrin a annoncé qu’elle arrête sa thérapie chez le docteur Lebrun-Théron. Il est temps de l’entendre. Allez la cueillir chez elle.
Armand finit à force d’insistance par réussir à abréger la garde-à-vue. Je récupérai mes affaires sous le regard mauvais d’Alfonsi qui était venu en personne assister à la levée d’écrous.
— L’IGPN a été saisie. Tu devrais avoir leur visite demain, me fit-il.
Nous sortîmes avec Armand. Je le remerciai et il me demanda de ne pas faire de bêtises… Je sautai sur mon scooter et pris la direction de la Gare de Lyon. Ce faisant, j’avais décidé de plonger dans la clandestinité.