Chapitre 2 : Jean Lebrun, le mari d’Odile

Je suis Jean Lebrun, le mari d’Odile Lebrun-Théron. Ce soir-là, je m’en souviens très bien, j’étais rentré assez tôt de mon voyage. J’étais allé entendre les auditeurs de la Banque Centrale Européenne faire leurs rapports et recommandations sur les activités de trading de notre filiale londonienne. J’aime bien ces déplacements à Londres. La City est pour nous, banquiers, le dernier espace de liberté où presque tous les coups sont permis. Comme d’habitude, la Banque Centrale Européenne avait à redire sur nos pratiques mais nos avocats anglais avaient encore fait merveille en réfutant tous les reproches à coup de « ce n’est pas interdit au Royaume-Uni… ». On en avait ri lors du déjeuner avec Eton Baldwick, notre directeur local. J’avais pu attraper, le cœur léger, l’Eurostar de 15:22 qui m’avait ramené à grande vitesse à Paris.

Rentré sur les coups de 19:00 à la maison, beaucoup plus tôt que d’ordinaire, j’avais croisé Bénédicte, notre fille qui, m’ayant claqué un gros bisou sur la joue, m’avait souhaité une bonne soirée d’un jovial « Je sors ! Papa ! ». Je suis l’heureux père de deux charmantes filles. Amélie et Bénédicte. L’aînée est arrivée le 2 juillet 2001. Elle était un beau bébé de trois kilos sept-cent. À l’époque, j’ai voulu que notre premier enfant ait un prénom commençant par un A, le second par un B et ainsi de suite. S’il avait été un garçon nous avions choisi Anatole. Si c’était une fille, Amélie. À l’époque j’avais trouvé l’idée amusante. Odile me reproche encore cette idée débile tant Bénédicte nous fait sentir chaque jour qu’elle se sent la seconde en tout. Elle a tort pourtant, car nous l’aimons autant que sa sœur aînée mais le mal est fait. Bénédicte est née le 5 mai 2005. Alors qu’Amélie a toujours été une enfant modèle, à tel point qu’elle a embrassé, comme sa mère, les études de médecine, Bénédicte est une source permanente de préoccupation pour Odile et moi. Dès la maternelle, elle nous a créé les plus gros problèmes. A treize ans, ses professeurs nous ont indiqué vouloir l’orienter vers la filière professionnelle. J’étais catastrophé, mais nous n’avons pas eu d’autre choix. Tandis que sa sœur trustait les premières places en classe, Bénédicte se morfondait dans des classes de BEP pour devenir cheffe de chantier dans le bâtiment. Heureusement, avec l’aide d’un ami architecte, nous avons pu lui faire découvrir la passion du dessin et elle est aujourd’hui en première année de BTS pour devenir designer d’intérieur. Je croise les doigts pour qu’elle persévère et trouve enfin sa juste place dans la société.

— Et où vas-tu ? Lui dis-je.

— On sort avec les copines sur Paris et on ira sûrement en boite ensuite…

— Et comment rentres-tu ?

— En VTC ! Comme d’habitude !… ne t’inquiète pas ! Tâchez de ne pas laisser la clé dans la porte, que je ne reste pas coincée dehors demain matin ! fit-elle avant de claquer la porte d’entrée sans autre forme de procès.

Seul dans cette grande baraque, je me dis qu’Odile serait contente de rentrer en découvrant que le repas aurait été préparé. J’ouvris le réfrigérateur pour constater qu’en ce vendredi soir il ne restait plus grand-chose à part un fond de légumes. J’entrepris de préparer une pizza avec tout ce que je trouvai dans le frigo. C’est d’ailleurs tout ce que je sais faire… mais Odile trouve que mes pizzas fantaisies sont toujours excellentes ! Je descendis à la cave pour aller chercher une bonne bouteille de Bordeaux et dressai une table pour deux dans le séjour. J’allumai un feu et me servis un whisky single malt. Je lisais l’Équipe, bien installé dans le canapé lorsque Odile arriva.

— Hello Jeannot ! C’est moi !

— Salut ma chérie ! Passé une bonne journée ?

— Oh ! Il faut que je te raconte ! Il m’en est arrivée une bonne aujourd’hui !… Je vais me changer et j’arrive !

Elle redescendit dans le salon quelques minutes plus tard, alla se servir un verre de Porto et vint s’asseoir près du feu.

— Alors ? Quelle est cette bonne histoire que tu vas me raconter ?

— Jacques Duthour m’a envoyé une de ses patientes !

— Jacques Duthour ? Qui est-ce ?

— Mais si ! Jacques Duthour… enfin… Tu le connais sûrement, c’est ce type qui fait une émission médicale sur la 2 ! Ah… comment elle s’appelle déjà ?… Médicalement vôtre ! Tu vois ? Ce grand type toujours bronzé, ultra-sportif !…

— Oui ! Je vois de qui tu veux parler… Eh bien ?

— Jacques Duthour est surtout le plus réputé des dermatos de France, Jean ! C’est une sommité ! Il enseigne à Descartes ! Il est le dermato des stars du show-biz et de tout le gratin parisien…

— Ok et alors ? Qu’est-ce qu’il y a de si extraordinaire à ce qu’il t’envoie une de ses patientes ?

— Mais… enfin Jeannot ! C’est le monde à l’envers. D’ordinaire c’est moi qui sollicite les spécialistes pour mes patients ! Pas le contraire ! Et là… Jacques Duthour !

Je restai stupéfait de voir Odile si émoustillée. Elle poursuivit :

— Oh mais je ne me suis pas laissé faire ! Rassure-toi !

Je comprenais de moins en moins. Où voulait-elle en venir ?

— Eh bien, raconte !

Elle me fit le rapport de la visite au cabinet d’une certaine Suzanne Flandrin le matin et décrivit avec grand détail ce qui s’était passé. Au bout de vingt-cinq ans de vie commune, je suis devenu de moins en moins sensible à ces choses affreuses qu’Odile se complait régulièrement à me décrire. Il semblait bien pourtant qu’elle-même n’avait jamais vu pareille horreur… Puis elle me relata l’entretien téléphonique avec ce grand médecin.

— S’il pense qu’il peut m’amadouer avec ses promesses de publication ! Il se trompe ! s’écria-t-elle enfin.

— Mais pourquoi ? C’est une superbe opportunité ! Tu devrais accepter ! Lui dis-je.

— Non mais… Jean ! On nage en plein délire là ! On n’a jamais soigné une maladie de peau par de l’hypnothérapie !

— Qu’en sais-tu ? Demandai-je. Toi, tu ne l’as sans doute jamais fait mais peut-être que d’autres…

— C’est ce qu’il avait l’air de me dire, lui aussi. Il m’a parlé d’un Américain, un certain Heymann qui aurait écrit là-dessus… Je lui ai dit que je regarderai mais c’était surtout pour qu’il me lâche ! Dit-elle en riant.

— Tu en as parlé à Amélie ? Lui demandai-je en me levant pour aller en cuisine lancer la cuisson de ma pizza.

— Non ! Pourquoi ?

— Parce que je crois qu’elle avait pris une option dans le domaine.

— Amélie ?

— Oui, ta fille ! Elle en parlait beaucoup l’an dernier. Cela lui a passé depuis, mais tu devrais lui demander si elle connaît ce Heymann. Tu passes tellement de temps à nous raconter tes histoires du cabinet que tu ne fais même plus attention à ce que nos filles nous racontent elles-mêmes. Je me souviens très bien qu’elle était passionnée par ces cours…

Je glissai ma pizza dans le four et débouchai la bouteille lorsque mon téléphone sonna. C’était justement Amélie.

— Tiens ! Quand on parle du loup ! Lançai-je à la cantonade. Allo, ma chérie ?

Lorsqu’Amélie a besoin d’argent, c’est toujours moi qu’elle appelle. Je m’attendais donc à ce qu’elle prenne son air désolé pour me demander de lui faire un virement en urgence. J’eus encore le nez creux ce jour-là. Je poussai la porte de la cuisine pour que sa mère n’entende pas et m’arrangeai avec notre fille. Puis, la conversation terminée, je sortis dans le couloir pour monter vers les chambres et redescendis triomphal en rejoignant Odile dans le salon avec, dans la main, le bouquin de Ruppert Heymann « L’hypnothérapie au service de la médecine ».

— Regarde ! Inutile d’aller chercher bien loin, on l’a son bouquin !

Odile fronça les sourcils, visiblement agacée par mon air satisfait.

— Que voulait Amélie ? demanda-t-elle. De l’argent encore, je parie !…

— Oui mais ne détourne pas la conversation. Elle m’a aussi indiqué où je trouverais ce pensum ! 967 pages ! ça à l’air d’être du sérieux ! Tu n’en as jamais entendu parler dans tes colloques ?

Elle soupira.

— Si… ça me dit quelque chose, mais on m’a aussi dit que c’était rempli de conneries ! Ces soi-disant médecines alternatives sont de la fake-med ! Moi je ne fais pas cela. J’aide les gens à traiter des problèmes comportementaux, tu le sais… Je ne crois pas qu’on puisse réduire une fracture par de la poudre de perlimpinpin ! Ce n’est pas au moment où on vient de dérembourser l’homéopathie que je vais aller me griller en donnant dans le mesmérisme ou je ne sais quelles autres idées farfelues de charlatans ! J’ai un statut à préserver, Jean ! C’est sérieux là !

— Tu l’as lu ? Lui demandai-je en lui tendant le livre.

— Non…

— Eh bien, lis-le et on en reparle après ! Ce Duthour ! que tu sembles admirer tout de même, il ne prendrait pas non plus le risque de t’envoyer une de ses patientes s’il n’était pas sérieux. Parce que lui aussi a une réputation à sauvegarder ! Et une sacrée, n’est-ce pas ?

Elle me regarda avec ce regard que je connais par cœur et qui signifie : « Jeannot me passe un message que je n’ai pas envie d’entendre, mais je sais qu’il a encore raison… ». Je repris :

— Imagine un instant que tu ailles raconter sur la place de Paris que le grand Professeur Duthour t’a écrit une belle lettre par laquelle il te demande – rien moins que cela – de tenter de résoudre un sévère problème de psoriasis par de l’hypnothérapie ! Ce type a pris un risque énorme en faisant cela…

— Possible… mais il a peut-être eu un moment d’égarement et je ne suis pas obligée d’en parler… fit-elle.

— Un égarement ? Non. Crois-moi, un type de ce niveau, avec cette réputation et son exposition publique ne prendrait jamais le risque de voir sa carrière démolie sur un moment d’égarement. Il a soupesé le pour et le contre. Il s’est renseigné sur toi. Tu me l’as dit. Il a pris tout son temps avant de sauter le pas… Enfin, c’est ce que j’aurais fait si j’avais été à sa place… On ne brise pas une telle carrière sur un moment d’égarement. Tu dois l’aider et accepter ce qu’il te demande.

— Et moi ? Ma carrière ? Ma réputation… Si cela ne marche pas, il aura beau jeu de nier si jamais je devais me retrouver accusée de charlatanisme devant l’ordre des médecins. Je ne connais pas cette patiente ! Elle pourrait bien me piéger, elle aussi !

— Et comment pourrait-il nier ? Il te l’a mis noir sur blanc dans sa lettre. Tu l’as gardée, j’espère ?

— Oui !… Elle est au cabinet, mais je n’ai pas de consultations demain matin…

— Eh bien, tu vas la rapporter lundi et je la ferai mettre au coffre. Tu peux compter sur moi. Si ce type t’a joué un tour de cochon, il s’en mordra les doigts ! Mais je ne crois pas… j’ai le don de sentir ces choses. Quelque chose me dit que cela va marcher et que rien de bien méchant ne va nous arriver !

Après le dîner, je remis du bois dans le feu et Odile s’installa confortablement dans notre méridienne sous un plaid, le bouquin de Heymann dans les mains. Je l’embrassai sur le front prétextant que j’étais crevé de ma journée pour monter me coucher. Je la retrouvai le lendemain matin dans la même position, les cendres fumantes dans l’âtre. Elle avait déjà lu la moitié du pensum. Elle ne sortit du salon que le samedi dans l’après-midi lorsqu’elle l’eut terminé.

Dans les jours qui suivirent, je lui servis de cobaye comme à ses débuts. Elle dit que je suis un excellent sujet pour l’hypnose. Tous les soirs, elle m’allongeait sur le canapé et me faisait partir dans des états de conscience modifiée de plus en plus profonds. Le bouquin à la main, elle apprenait les recettes de Heymann pour me faire parler. Elle me dit que j’avais raconté ma naissance en retournant dans l’utérus de ma mère.

— Je comprends mieux pourquoi tu es toujours si positif et posé, me fit-elle au « réveil ».

— Ah bon ? Et pourquoi donc ?

— Tu as, semble-t-il, vécu ta naissance avec beaucoup de joie et tu dis que tu t’es tout de suite senti entouré de beaucoup d’amour. Heymann dit que c’est essentiel pour l’équilibre psychique de l’enfant qui deviendra adulte.

— Sans blague ? Pourtant tu connais ma mère ! Ce n’est pas la personne la plus expressive que je connaisse. C’est tout juste si elle m’embrassait quand elle me déposait à l’école… J’étais jaloux de mes petits copains qui avaient des mamans qui les couvraient de bisous…

— Oui, peut-être, mais il faut croire qu’il ne faut pas se fier aux apparences… mon Jeannot ! Ta maman était folle de toi ! Peut-être l’est-elle encore et tu n’es peut-être pas responsable de son manque d’expressivité. Il faut peut-être chercher ailleurs pour ce qui la concerne…

A compter de ce jour, je ne considérais plus jamais ma mère avec le même regard. Odile non plus d’ailleurs. Toutes mes incompréhensions à son égard disparurent. Nos relations s’améliorèrent grandement et nous découvrîmes, à cinquante ans, le plaisir de la recevoir chez nous. Odile m’avait aidé à me débarrasser d’une fausse croyance. Au surplus, alors que j’avais été sujet aux reflux gastriques et passais régulièrement une bonne partie de mes nuits à me tordre de douleurs lorsque je n’avais plus mes pastilles magiques, tout disparut soudainement. J’en fis part à Odile quelques jours plus tard et cela finit de la convaincre qu’elle pourrait tenter l’expérience avec la patiente de Duthour.

J’étais heureux et fier de moi sur le coup. Je ne devais pas tarder à regretter de lui avoir forcé la main au lieu de l’écouter…